Les Nuits d’amour sont transparentes, de Denis Podalydès
Témoignage étonnant sur son métier : le jeu, la diction, l’illusion, les traductions, les répétitions, le dernier opus du comédien fait aussi le lien avec sa vie, son passé, ses lectures.
Par Alain Beretta, professeur de lettres
Acteur au théâtre et au cinéma, metteur en scène de théâtre et d’opéra, depuis ses débuts de la fin des années 1980 au sortir du Conservatoire, Denis Podalydès est de plus en plus présent sur les planches et les écrans. Dans la foulée d’une impressionnante collection de personnages qu’il a incarnés, cet insaisissable Fregoli est apparu dernièrement, au théâtre, dans le rôle d’Orgon du Tartuffe de Molière, et comme un double du grand romancier américain Philip Roth dans le film d’Arnaud Desplechin, Tromperie.
Outre cette foisonnante activité dans les spectacles, Denis Podalydès apparaît également comme un écrivain talentueux, voire, pour le journaliste et écrivain Jérôme Garcin, « depuis Louis Jouvet, le meilleur écrivain de théâtre, l’un des rares comédiens à savoir parler, et avec style, de son métier ». En témoignent notamment Scènes de la vie d’acteur (Seuil, 2006) ou Voix off (Mercure de France, 2008, prix Femina essai).
Son dernier opus, Les Nuits d’amour sont transparentes (Seuil, octobre 2021) est né de ce qu’il a vécu lors des semaines de répétition, pendant l’été 2018, de la pièce de Shakespeare La Nuit des rois, mise en scène par le grand homme de théâtre allemand, Thomas Ostermeier. Cette expérience lui a paru si singulière dans sa vie artistique qu’elle lui a donné envie d’écrire ce qui a constitué d’abord une sorte de journal de travail, puis qui s’est enrichi dans ses marges, avec beaucoup d’émotion, en une évocation de moments de la vie personnelle de l’auteur, associant ainsi la vie au théâtre.
1 – La préparation du spectacle
Pendant vingt-cinq ans, Denis Podalydès, grand connaisseur de Shakespeare (il lui a consacré un Album (n°55) dans la Bibliothèque de la Pléiade en 2016), a rêvé de mettre en scène Twelfth Night, or What You Will, titre complet de La Nuit des rois, pièce qu’il aime spécialement pour son « indécis mélange de comédie et de mélancolie, son raffinement poétique et sa grossièreté ».
Il en a autrefois travaillé des scènes avec des élèves du lycée Molière de Paris, puis y a repensé par intermittence. Mais voilà qu’en 2017, il apprend que Thomas Ostermeier, le directeur de la Schaubühne de Berlin, va monter cette pièce, qui plus est à la Comédie-Française, dont Podalydès est un des sociétaires les plus connus. Il va alors passer de metteur en scène à acteur : après audition, il est choisi pour incarner Orsino, le duc d’Illyrie, piètre gouverneur se désespérant d’amour pour la comtesse Olivia, qui l’éconduit. Après bien des péripéties, notamment des travestissements qui brouillent les identités, Orsino épousera finalement Viola, une jeune naufragée réfugiée en Illyrie.
Premières découvertes
Enthousiaste à l’idée de travailler avec le grand metteur en scène allemand qu’il admire depuis qu’il a vu son travail sur la pièce d’Ibsen Hedda Gabler, Podalydès-Orsino aborde avec joie la première répétition, le 18 juin 2018, dans la salle Escande, au sous-sol de la Comédie-Française.
Il lit La Nuit des rois dans la récente et éblouissante traduction d’Olivier Cadiot. « Apprendre un texte est une jouissance et un enfer », raconte-t-il dans cet essai, car il y goûte son plaisir de la découverte, mais redoute la pesanteur d’un inévitable ressassement : un « malaxage interminable ». Podalydès est d’emblée fasciné par les premiers mots d’Orsino – « On dit que la musique alimente l’amour » – qui situent directement l’amour, plus exactement la souffrance d’amour, au centre de la pièce, pour tous les personnages et sous toutes les possibilités : entre hommes et femmes, mais aussi entre hommes (Sebastien-Antonio) et entre femmes (Viola-Olivia).
Puis, quand Orsini proclame « Désir, ah tu débordes tellement de formes / Le comble de la magie, c’est toi », Podalydès retrouve la jouissance typique du langage shakespearien, « à la fois Rabelais, Montaigne et Ronsard dans la même scène ».
Après avoir pris connaissance du texte, dès le deuxième jour du travail, les acteurs découvrent une maquette du décor : un grand espace blanc tapissé de sable fin, avec un palmier au fond. Simultanément, les costumes sont présentés : à part trois peaux de singe, ils sont très réduits, de manière à laisser les personnages à demi-nus : Orsino sera seulement vêtu d’un string apparent sous un long manteau ouvert.
Exercices pratiques
Avant d’aborder les répétitions proprement dites, Thomas Ostermeier aime faire pratiquer aux acteurs diverses techniques destinées à mettre au mieux en place leurs rapports. Par exemple en tenant des bâtons en équilibre sur le bout d’un doigt, les acteurs doivent, par paire, se tenir la main : l’un guide, l’autre suit.
Simultanément, ils échangent quelques répliques de leur rôle, et, comme ils se concentrent sur l’extrémité du bâton, « nous vidons la phrase de tout contenu ». Un autre exercice, afin de n’avoir que l’autre comme référent, consiste à improviser un dialogue contradictoire avec son partenaire : « Vous posez une question. Celui qui répond nie. Le premier insiste. Le second s’obstine à nier. Une tension s’élève, laissez-la croître ». Il en résulte que «l’autre est garant du sens : l’autre me fait jouer ».
Le storytelling
Pour Ostermeier, ce mot n’est pas synonyme d’improvisation ; c’est « l’imagination nourrie de la réalité ». Le storytelling est un instrument de ce réalisme, car il crée de multiples relations entre les comédiens, et Podalydès apprécie particulièrement cette attention au partenaire, « ce partage du souffle, cette sortie de soi », qui conduisent à une harmonie. Pour autant, il ne faut pas perdre de vue que « l’autre nous est inaccessible », même dans l’amour, car on est toujours en représentation, et « l’illusion théâtrale est de même nature que l’illusion amoureuse ».
Premier contact avec le plateau
Passer du sous-sol à la salle Richelieu fait changer les repères. Les comédiens découvrent cette salle traversée par une longue passerelle dominant les fauteuils d’orchestre jusqu’au plateau scénique. Ils ressentent très vite qu’une intimité s’est perdue : « Nous ne retrouvons pas ce qui avait pourtant fini par affleurer salle Escande ».
Cependant, le travail du texte s’affine. En s’arrêtant sur Love’s Night Is Noon, qu’il considère comme le cœur de la pièce, Podalydès en compare les différentes versions françaises chez six traducteurs, tout en gardant celle de Cadiot. La diction recherche un maximum de naturel, soit un style réaliste, que Podalydès oppose au naturalisme, « le comble de l’illusion naïve et de la fausseté ». Le réalisme, en revanche, permet de représenter le monde tel quel, « sans fard, sans habillage moralisant, dans sa vigueur, sa beauté ou son horreur ».
Approche de la représentation
Après quelques semaines de vacances familiales, Denis Podalydès revient chez lui, à quatre jours de la reprise des répétitions. Il déclame le texte de son rôle, tout en pédalant sur son vélo d’appartement, soit « dans le souffle, sans intention, sans intonation ». Et, alors que ses répliques avaient à peine été revues, elles viennent aisément toutes seules, « miracle de la mémoire reposée ». Lorsqu’Orsino réclame vigoureusement une chanson pour soigner sa mélancolie, Podalydès éprouve fortement l’envie de chanter lui-même « Oh, viens, mort viens vite qu’on m’enterre », mais, pour le metteur en scène, il est trop tard de modifier la musique.
Le 5 septembre, soit deux semaines avant la première, quand les comédiens retrouvent la salle Richelieu, l’effervescence est à son comble. Un soir, la répétition tourne carrément à la fête, et du coup, « sortie de ses gonds, la pièce a basculé dans le carnaval, le délire, l’inversion des rôles ». Peu après, un premier filage permet de montrer à Ostermeier que le spectacle, qui dure trois heures, doit être raccourci de vingt minutes : quels rôles vont être sacrifiés ?
Suit une italienne, la diction du texte sans l’action ni les déplacements, qui permet de bien mesurer la maîtrise collective des situations. Mais une couturière, l’ultime filage avant la première où on vérifie la finition des costumes, s’avère frustrante, car ceux-ci ne sont pas disponibles. Il n’empêche que, lors de la générale de presse, le public se montre enthousiaste.
Denis Podalydès conclut ces deux à trois mois de répétitions en affirmant : « J’ai fait l’expérience d’une joie au bord de la peur ». Il a surtout retenu les vertus de la mise en scène d’Ostermeier : l’extrême attention que l’acteur doit porter aux autres, et la quête d’une perfection du naturel (retenue du volume sonore, sobriété de la gestuelle). « Ce que je recherche, écrit le metteur en scène, c’est une imagination nourrie par la réalité, et celle-ci est extrêmement peu développée au théâtre ». Podalydès confirme, estimant qu’il n’y a pas un instant où, dans la fiction, Ostermeier ne cherche l’équivalent dans le monde réel.
2 – De la scène à la vie
Dans les marges de ce journal de bord, Podalydès note souvent combien des détails du travail des répétitions lui font spontanément revivre des instants de sa propre vie, associant ainsi intimement, comme son metteur en scène, la fiction et la réalité.
Autres expériences théâtrales
Les répétitions de La Nuit des rois rappellent bien sûr à Denis Podalydès des souvenirs d’autres spectacles qu’il a joués. Cette pièce, comme presque toutes celles de Shakespeare, présente un univers sombre, reflet des grands bouleversements (religieux, sociaux, géographiques) de la fin du XVIe siècle, qui engendre un théâtre violent.
C’est cette même atmosphère que Podalydès a connue dans le théâtre européen quand, à la fin des années 1980, il a débuté dans le métier : les metteurs en scène qu’il considérait comme ses maîtres, Chéreau, Vincent, Strehler, Lassalle, Bondy, Mnouchkine, pratiquaient tous, plus ou moins, la violence dans leurs productions.
En tant qu’acteur également, les directives d’Ostermeier rapprochent Podalydès de maîtres admirés. Le rejet d’un ton théâtral chargé d’intention le renvoie au jeu de Matthias Langhoff, qui l’avait ébloui dans Lenz, Léonce et Léna en 2002 à la Comédie-Française : il faut agir, et non penser ce qu’on dit.
De même, quand Ostermeier évoque l’acteur allemand Gert Voss, Podalydès se souvient aussitôt de la « leçon de jeu » qui lui avait été donnée quand l’acteur avait interprété Prospero dans La Tempête de Shakespeare : « La plus difficile des contradictions entre théâtre épique et théâtre réaliste était levée et dépassée. »
D’une manière plus générale, Podalydès retrouve avec La Nuit des rois des vertus théâtrales qu’il estime très justes, par exemple le pouvoir de rire. Quand le personnage ridicule de l’intendant Malvolio s’avance sur scène, acteurs et techniciens fondent de rire : c’est qu’ « une scène comique réussie fait disparaître le spectateur critique. Son rire en fait un acteur ». La discrétion de la diction lui paraît également bienvenue : quand Ostermeier ordonne de ne pas « proclamer » le texte (ce qui tranche avec une tradition voulant qu’au théâtre on doive parler haut et fort), Podalydès se rappelle combien le mezzo voce imposé par Klaus-Michael Gruber dans sa mise en scène de la Bérénice de Racine, en 1984, n’avait jamais aussi bien rendu « l’intime de la tragédie ».
Réminiscences personnelles
En dehors du théâtre, Podalydès évoque d’autres souvenirs culturels. Ainsi, parmi ses lectures, il a été frappé, avec raison tant la coïncidence est troublante, par le rôle que joue La Nuit des rois dans le livre Le Lambeau, où le journaliste Philippe Lançon raconte la tuerie perpétrée à Charlie Hebdo en janvier 2015 et dont il a été victime. La veille de l’attentat, il avait vu la pièce de Shakespeare au Théâtre des Quartiers d’Ivry, et, le lendemain matin, alors qu’atteint par les balles des frères Kouachi, il est entre la vie et la mort, la représentation de la veille surnage dans son esprit.
À l’indicible sensation du massacre, a-t-il associé, suggère Podalydès, la tempête et le naufrage qui, dans la pièce, jette Viola sur la côte d’Illyrie ? Plus précisément, Lançon avoue être resté obsédé par une réplique d’Orsino, dont il n’a pu se souvenir. La musique n’est pas en reste : les mots de ce même Orsino, qui ouvrent la pièce, « On dit que la musique alimente l’amour », rappellent à Podalydès les chansons de Léonard Cohen ou du groupe Kansas que l’adolescent écoutait en boucle dans le même but que son personnage : « Je gavais ma mélancolie juvénile. »
Plus émouvants encore surgissent des souvenirs intimes, qui font baisser le masque entre deux répétitions. Certains concernent sa famille. Dans une scène de La Nuit des rois où un acteur boit goulûment du vin, il revit douloureusement l’addiction à l’alcool de son frère Éric, qu’il s’est efforcé d’accompagner et de comprendre, mais qui a fini par se suicider. L’approche de la fin des répétitions lui fait penser aux soucis familiaux qu’il va trouver : la maladie de son frère Bruno, son complice au cinéma, et la vieillesse « sourde, amorphe » de leur mère, à laquelle il se reproche de ne pas téléphoner assez souvent. Mais l’attendent aussi des joies, notamment celle de retrouver ses deux enfants « qui comptent plus que tout ».
Parfois aussi, La Nuit des rois fait revivre à Podalydès des instants de son passé. Comme la souffrance de l’amour constitue le cœur de la pièce, il revoit le « jeune amoureux ridicule et guindé » qu’il était en classe de seconde. En particulier, quand Orsino dit : « Je suis comme sont tous les vrais amoureux, je vais dans tous les sens, sauf devant l’image fixe de l’être aimé », le jeune homme maladivement amoureux qu’il était ressurgit instantanément.
Bien que le journal des répétitions tenu par Denis Podalydès constitue déjà à lui seul un témoignage passionnant, et fort bien relaté, de la préparation d’un spectacle, on voit combien Les Nuits d’amour sont transparentes dépassent largement l’intérêt théâtral strict, en associant intimement cet art à la vie, voire à ce qu’il y a de plus profond en nous. Bref, ce que l’acteur écrit de La Nuit des rois, « une fête prodigieuse et mélancolique », l’auteur pourrait aussi bien l’appliquer à son livre.
A. B.
Les Nuits d’amour sont transparentes. Pendant « La Nuit des rois », Denis Podalydès, Seuil, 272 p., 21 euros.