"L’Esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste", de Gilles Lipovetsky et Jean Serroy

gilles-lipovetsky-jean-serroy-l-esthetisation-du-mondeEntre les mots capitalisme et artiste, il ne semble pas y avoir une grande affinité sémantique. Le premier renvoie à des pratiques de thésaurisation, d’exploitation économiques, de rentabilité. Le second évoque une bohème nonchalante, une créativité désintéressée, un culte idéaliste du beau.
Dans ce solide ouvrage paru chez Gallimard, les sociologues de la vie contemporaine Gilles Lipovetsky et Jean Serroy ont associé ces termes apparemment éloignés pour dessiner les contours d’une étrange planète nommée hypermoderne dans laquelle valeur économique et valeur esthétique se mêlent, voire se confondent.
Or, cette improbable planète où la sensibilité se mesure en dollars, où l’émotion devient un marché, cette planète qu’on croirait imaginaire, est la nôtre, celle du XXIe siècle, âge d’or d’une consommation délirante qui habille les produits des parures clinquantes de l’art.

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Les principes de l’esthétisation du monde

Cette esthétisation du monde, formule qui sert de premier titre au livre, le second étant Vivre à l’âge du capitalisme artiste, se déploie dans de multiples domaines que les auteurs décrivent patiemment et précisément sur près de cinq cents pages nourries d’exemples, d’analyses, de statistiques.
Mais avant d’en venir aux manifestations particulières du phénomène, ils nous exposent ses principes :
diversification (par le triomphe de l’hybride) ;
multiplication (l’art est partout et pas seulement dans les musées dont le nombre d’ailleurs augmente de 10% tous les cinq ans : entre 5 et 10 000 en France) ;
commercialisation (flambée des prix de l’art contemporain, demande croissante d’art et de spectacle) ;
élargissement (à côté du Grand Art se développent des expressions esthétiques mineures qui gagnent en légitimité) ;
contamination (l’art rejoint la mode, qui rejoint l’industrie, qui rejoint la publicité…) ;
concentration (création de groupes gigantesques qui dominent les secteurs du luxe, de la mode, du cinéma, de la musique) ;
communication (pour s’imposer, le capitalisme artiste doit soigner sa publicité dont le coût, pour Nike par exemple, est aussi important que celui de la production).
 

Quelques exemples d’économie esthétisée

Une fois définies les règles du jeu, nous pouvons, en suivant Lipovetsky et Serroy, descendre sur le terrain des exploits du capitalisme artiste.  Avec quelques exemples de lieux d’esthétisation mercantile ou d’économie esthétisée.
Ainsi le Grand Magasin, « palais de désir » correspondant à la première phase du capitalisme artiste (jusqu’aux années 1950) qui va progressivement engendrer des sous-produits orientés vers la massification : la grande surface et le centre commercial. Ce dernier, récupérant, en plus démocratisé, le prestige de son glorieux ancêtre, « apporte le lustre du théâtre, le spectacle du luxe, la magie de la fête consumériste ».
Autres exemples, le cinéma, la musique, la publicité devenus la propriété quasi exclusive de quelques majors qui dictent les tendances. Le design, contemporain de la phase II du capitalisme artiste, celle qui commence vers 1980 (la phase III correspond aux trente dernières années qui ont vu « l’excroissance du monde de l’art, des multinationales de la culture, de la planétarisation du système artiste »).
Partout, pour tous les objets, il est désormais nécessaire d’en passer par une recherche de la forme, de l’émotion esthétique, du style – aussi divers soit-il. Même diversité et prolifération pour le spectacle et le divertissement définis par l’excès, le gigantisme, la provocation, la violence, le sensationnel. Ou pour la consommation quotidienne qui, elle aussi, « a basculé dans l’ordre transesthétique » comme l’illustrent, par exemple, la restructuration de l’espace urbain, les nouvelles façons de consommer, de manger, de se vêtir, de cultiver son corps, de rythmer sa vie (à la tyrannie de l’urgence répondant le charme de la lenteur).

Le libéralisme économique, version soft

L’image du capitalisme qui se dégage de ce livre est sans doute moins négative que celle qu’ont construite les idéologies progressistes et révolutionnaires. C’est que pour mieux conquérir l’adhésion du consommateur, le libéralisme économique a choisi de se faire plus soft, plus séduisant, plus élégant.
Cette récupération de l’art à des fins commerciales pourrait ressembler aux déguisements du grand méchant loup qui, dans le conte, souhaite se faire avenant pour mieux croquer sa victime. Les auteurs, prudemment, se gardent de nous donner une telle conclusion que leur livre suggère, peut-être malgré eux.

                                                                      Yves Stalloni 

• Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, « L’Esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste », Gallimard, 2013, 493 p.

Yves Stalloni
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