"L’Éveil du printemps", de Frank Wedekind, mis en scène par Clément Hervieu-Léger
Comme nous l’annoncions il y a peu, L’Éveil du printemps, pièce méconnue du poète et dramaturge allemand Frank Wedekind, fait son entrée au répertoire de la Comédie-Française. Elle est mise en scène par Clément Hervieu-Léger (dont la précédente création du Petit-maître corrigé a été reprise récemment et diffusée au cinéma en direct des représentations).
Comme Hervieu-Léger, fidèle compagnon de route de Patrice Chéreau, le scénographe Richard Peduzzi en signe les décors. C’est pour ce dernier une première également salle Richelieu, et nous nous en réjouissons car c’est une réussite.
Leur conception est austère, géométrique, monumentale. Les hauts murs carcéraux – vaste nuancier de gris, bleus très sombres – qui entourent la scène impressionnent l’œil, étouffent d’emblée. On se surprend vite à en rechercher les ouvertures. Modulables, ils offrent d’infinies possibilités qui renouvèlent régulièrement les perspectives et creusent les sens de la pièce.
Décor vivant
L’espace s’ouvre donc et se rétracte comme un cœur qui bat la mesure de cette « tragédie enfantine », selon le sous-titre de l’œuvre. Le plafond s’abaisse ou des colonnes (l’Antique dans les murs !) se dégagent des parois, et l’on sent peser plus lourd le poids des juvéniles angoisses face à la sexualité, les craintes vis-à-vis de l’autorité, les attirances mortifiantes comme effets néfastes d’une éducation répressive (régressive) et pudibonde.
À l’inverse, les murs du décor s’écartent, les lumières (de Bertrand Couderc) s’éclaircissent soudain, et l’on se dit que le « printemps » réserve aussi de beaux instants de grâce ou de joie vive. On joue alors au foot, on s’amuse d’être ensemble, on rêve, on espère, on exulte dans un corps qui déborde de partout. De rires, de pleurs, de cris, de mots (nombreux !), de plaisirs onanistes.
Le jeune corps est un déchirement permanent, une scène intérieure où se joue une intense comédie amoureuse de soi et des autres, un espace tragique de détestation de soi et des autres. L’adolescence, nous dit le texte bouleversant de Wedekind, est un lieu où l’on vit et où l’on meurt à chaque instant. Elle est un temps d’exaltation, d’épuisement fiévreux, une lente agonie de l’enfance vers un monde adulte inconnu et redouté, ici porté avec force par le trio Wendla-Melchior-Moritz, et interprété respectivement par les remarquables Georgia Scalliet, Sébastien Pouderoux et Christophe Montenez.
Oh ! comme le jeu de ce dernier comédien, qui nous évoque Billy, le jeune écorché vif de Vol au-dessus d’un nid de coucou (Milos Forman, 1975), est douloureux, incandescent, magnifique. Ses crispations de visage, ses torsions de mains, ses excitations incontrôlées de tout le corps sont les symptômes d’une crise qui le ronge à en mourir. Son ami Melchior, qui est un (grand) frère pour lui, suit pour sa part une trajectoire guère moins sombre. Coupable d’avoir abusé de Wendla, il sera envoyé en maison de correction. Sa mère, femme digne et éminemment moderne, ne parviendra pas à infléchir la décision en forme de revanche de son époux. Une autre mère n’a plus, quant à elle, que ses pieux regrets pour pleurer sa chère Wendla, victime d’un avortement clandestin.
Poésie déchirante
Clément Hervieu-Léger a raison (lire l’entretien qu’il nous a accordé en mars dernier), il faut du métier pour incarner les jeunes protagonistes de L’Éveil du printemps, tant leur écriture est riche et complexe. L’expérience de chacun des acteurs (tous plus âgés que leur rôle) offre un léger surplomb, une hauteur de vue suffisante, qui est l’espace nécessaire pour percevoir la densité psychologique des personnages, l’étendue de leurs sentiments contradictoires, l’immensité de la violence (auto-)destructrice qui les habite. Sont ici abordés, et montrés avec une sensibilité qui vaut pour aveu d’amour et de compréhension morale, tous les motifs du mal-être des adolescents, en butte avec leurs propres questionnements et les exigences de leurs aînés qui ne les entendent pas.
Nous ne saurions enfin être juste si nous ne soulignions la dimension parfois comique et poétique du texte. La phrase est belle (et ceci n’est pas une simple formule oratoire), finement ciselée, les mots choisis et étonnamment contemporains, mariant souvent comique et tragique dans la même formulation. On se souviendra notamment longtemps du monologue déchirant (et drôle) d’un des comparses de Moritz et Melchior qui, entre délire masturbatoire et incantation amoureuse, finit par incorporer littéralement l’objet de son brûlant désir… en dévorant morceau par morceau sa reproduction photographique.
La mise en scène d’Hervieu-Léger est d’un bout à l’autre à la hauteur du texte de Wedekind. Elle l’affronte sans fausse pudeur et le sert avec honnêteté, grâce et délicatesse. Sans doute aurait-il fallu néanmoins ménager un entracte pour éviter le petit sentiment de longueur d’une œuvre jouée dans son intégralité et durant près de trois heures.
Philippe Leclercq
• Entretien : « L’Éveil du printemps », de Frank Wedekind, mis en scène par Clément Hervieu-Léger à la Comédie-Française.
• Comédie-Française, place Colette, Paris 1er, du 14 avril au 8 juillet 2018. Tél. : 01 44 58 15 15.