À propos de la liberté pédagogique : collaboration, expérience, implicite
La liberté pédagogique n’est pas un concept vide. Scrupuleusement encadrée par des programmes qui fixent des objectifs d’apprentissage et des cibles notionnelles, elle est l’instance fondamentale par laquelle l’institution accorde sa confiance à l’enseignant en supposant que sa fréquentation quotidienne des élèves, la connaissance intime qu’il possède de leurs capacités particulières et de leurs difficultés personnelles l’autorisent à choisir les supports qui leur permettront d’acquérir les méthodes nécessaires aux exigences académiques de la scolarité.
En somme elle garantit que l’attention soit au cœur de l’enseignement et que, chacun écoutant l’autre, la conversation des esprits contribue à l’appropriation progressive des connaissances.
Pour reprendre le beau titre du livre de Denis Roche, la liberté pédagogique permet que le cours devienne un dépôt de savoir & de technique [1] adapté aux singularités de la classe en ménageant un espace cognitif où l’étonnement et l’intuition, la fulgurance et la surprise nourrissent la réflexion quand le travail ne se résume pas à la récitation obsessionnelle des programmes.
Par la place qu’elle accorde aux goûts de l’enseignant, par l’autorité qu’elle confère à sa parole quand celle-ci est inspirée par des inclinations qu’il est capable de justifier par une fréquentation assidue de sa discipline, elle permet que la pratique éducative ne se réduise pas à une litanie d’axiomes canoniques et suscite un dialogue où se joue la création de la pensée.
Dans le cadre de la réforme du lycée, les nouveaux programmes de français pour la classe de Première restreignent la liberté pédagogique et diminuent la possibilité qu’une discussion vivifiante sur des œuvres accessibles à tous les élèves engendre à l’échelle de la classe un bien commun où se négocient patiemment des interprétations collectives des textes littéraires. Certes, l’enseignant est libre de choisir les textes du parcours qui étayeront par la connivence ou par la divergence l’étude de l’œuvre intégrale, et il est libre de prélever dans celle-ci les extraits qu’il juge symptomatiques de ses enjeux fondamentaux.
Mais cette liberté avec laquelle il fabrique ses cours en visualisant un chemin progressif, en ralentissant le travail et en accélérant l’étude lorsque le besoin s’en fait sentir, car l’année scolaire n’est pas une succession linéaire de journées identiques, est fléchée par l’intitulation du parcours qui oriente la sélection des textes. Et elle est alourdie par l’ampleur expressive des œuvres qui, lorsqu’elles ne se déploient pas dans la dispersion constitutive du geste poétique, expriment une langue difficile, exigeante sinon inconfortable, dont les connotations très savantes nécessitent un fastidieux décodage littéral.
À l’inverse, la grande liberté accordée à l’enseignant dans les nouveaux programmes de français pour la classe de Seconde prouve chaque jour combien l’intimité avec les œuvres est féconde dans l’apprentissage de la littérature et rémunératrice dans la reconnaissance de son intensité expressive : intimité de l’enseignant avec les textes dont il connaît le voisinage culturel et qu’il est capable d’articuler à des supports hétérogènes où le son et l’image galvanisent l’apprentissage des élèves et les familiarisent avec des procédures expressives qui appartiennent à tous les arts ; intimité des élèves avec une langue qui ne se refuse pas à eux, une langue qui résiste peut-être mais une langue qui emporte leur conviction parce qu’elle énonce un monde où ils identifient des signaux et des repères.
Ainsi, par exemple, l’étude en classe d’Enlèvement avec rançon d’Yves Ravey [2] permet d’interroger la classe sur les différentes positions narratives et de montrer comment la machination littéraire repose sur une stratégie discursive qui nécessite un décryptage très fin du récit ; elle permet aussi d’analyser la représentation de la violence et de montrer que l’actualité du monde est toujours enregistrée par la littérature, qu’elle signifie nécessairement un certain état de l’homme.
Mieux encore : par le visionnage de Pulp Fiction de Quentin Tarantino et par le visionnage de Fargo des frères Coen, dont quelques scènes célèbres semblent avoir inspiré le roman d’Yves Ravey, elle permet de démontrer la proximité intellectuelle du roman et du cinéma, tout en constatant des différences constitutives où les possibilités de l’écriture sont des impossibilités de l’image.
Enfin la discussion autour de cette histoire grave, qui commence dans un registre presque burlesque et s’achève dans une noirceur fondamentale que rien ne sera jamais capable d’éclairer, donne l’opportunité à l’enseignant d’évoquer les faits divers qui ont marqué le vingtième siècle, à commencer peut-être par l’enlèvement en 1932 du fils de Charles Lindbergh, et à relier ces événements véridiques à une histoire plus longue qui est l’histoire de l’humanité elle-même : l’enlèvement d’Hélène par Pâris inaugure une très longue série de kidnappings où les hommes rejouent perpétuellement la même tragédie.
De la même manière l’évocation du braquage de la Sveriges Kreditbank, brillamment racontée par Daniel Lang dans Stockholm 73 [3], invite les élèves à s’interroger sur les relations contradictoires entre les protagonistes d’un enlèvement et à analyser les termes de ravisseur et de ravissement qui donnent à ces histoires dramatiques une valeur très ambivalente de fascination.
Par la richesse de son propos, par la subtilité de son écriture, par l’âpreté de son intrigue, le roman d’Yves Ravey offre le cas typique du support vertueux qui permet d’articuler l’artisanat littéraire aux grandes histoires du monde ; il prouve que la littérature la plus contemporaine est un merveilleux instrument d’éveil à l’intensité de l’écriture et que, lorsqu’un enseignant choisit pour eux un livre qu’il aime et lorsqu’il a la liberté d’apporter par son intermédiaire des thèmes qui importent dans sa représentation du monde, il manifeste un plaisir intellectuel qui multiplie ses chances d’emporter la conviction des élèves.
Julien de Kerviler
Post-scriptum : Pour achever le travail mené avec la Seconde 07, au terme de cette année scolaire commencée en classe et continuée à distance par l’intermédiaire des écrans, j’ai proposé aux élèves de prendre une photographie qui résumerait les objectifs du cours de français. Une élève m’envoie cette vanité qui exprime toutes les vertus éducatives de la littérature.
[1] Denis Roche, Dépôts de savoir & de technique, Éditions du Seuil, « Fiction & Cie », 1980.
[2] Yves Ravey, Enlèvement avec rançon, Éditions de Minuit, 2010 ; rééd. coll. « Double », 2013.
[3] Daniel Lang, Stockholm 73 (1974), Éditions Allia, traduit de l’anglais (États-Unis) par Julien Besse, 2019.
Merci d’avoir transmis à nos enfants l’art de s’ouvrir au monde qu’est la littérature sous toutes ses formes. Nous avons vu notre enfant se métamorphoser au cours de l’année et encore de façon plus marquée au cours de ce confinement .
Nous vous souhaitons une bonne fin d’année scolaire ainsi qu’un bel été de ressourcement .
Bonjour, vous parlez de plus grande liberté pédagogique en Seconde. Mais c’est une liberté conditionnelle, car le programme est pléthorique et les moyens horaires ridicules : trois heures en classe complète dans mon lycée ! Si liberté il y a, c’est celle dont disposent des fugitifs…