"L’impossible exil. Stefan Zweig et la fin du monde", de George Prochnik
Le livre, traduit de l’anglais, que nous offre George Prochnik sur Stefan Zweig, est aussi passionnant que déconcertant. Déconcertant d’abord par sa forme, très éloignée des biographies classiques ou des essais, au demeurant assez nombreux, consacrés à l’auteur du Monde d’hier.
L’ouvrage se propose, ainsi que l’indique son titre, de décrire les années d’exil de l’écrivain, à partir de 1935, successivement en Angleterre, aux États-Unis (surtout) puis au Brésil, où il se donnera la mort avec sa compagne, Lotte en février 1942, et d’analyser en même temps le sens et l’importance de cet arrachement à sa terre natale autrichienne.
Mais ce travail s’éloigne d’une approche que nous appellerions cartésienne, le récit n’ayant rien de linéaire, mélangeant les époques et les lieux, bouleversant la chronologie, introduisant des anecdotes secondaires et des éléments personnels grâce auxquels l’auteur, citoyen américain, mais lui-même descendant de juifs viennois immigrés, s’identifie au personnage dont il trace l’itinéraire.
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Un portrait le l’Europe culturelle de l’entre-deux guerres
Cette surprise passée, ce choix curieux mais délibéré accepté, ce défaut de cohérence surmonté, on peut se laisser séduire par ce texte parfaitement documenté, ambitieux, plutôt bien écrit (et bien traduit par Cécile Dutheil de la Rochère), empathique et chaleureux, qui allant au-delà du cas Zweig, brosse un portrait le l’Europe culturelle de l’entre-deux guerres, propose d’expliquer certaines dangereuses séductions, évoque quelques figures intellectuelles importantes, essentiellement germanophones.
La description biographique, notamment en ce qui concerne la vie affective de Zweig, coureur de jupons, marié à Friderike qu’il délaissera pour épouser celle qui fut sa secrétaire, de près de trente ans sa cadette, se mêle ainsi à la fresque historique dans un va-et-vient parfois difficile à suivre mais qui a le mérite de soutenir l’intérêt.
Quelques observations concernant Zweig (pas toujours inédites) relevées au gré de la lecture :
– sa tendance à toujours regarder en arrière (ce qui suscita la critique de Hannah Arendt) ;
– son indécision, son goût pour les atermoiements ; sa position paneuropéenne et humaniste ;
– ses incroyables succès de librairie qui lui apportèrent une solide fortune ;
– sa proverbiale générosité qui le conduisait à venir en aide à ses compatriotes exilés, ou à tous ceux qui venaient réclamer auprès de lui ;
– son sentiment partagé vis à vis de l’Angleterre (pays où l’on sait relativiser les problèmes, puisqu’on y aime les jardins) et des États-Unis (peuple enfant, à la fois vulgaire et fascinant, moderne et rétracté…) ;
– son idéal éducatif, pour lui, convaincu que c’est par le Bildung (la formation) que le monde pourra progresser ;
– sa passion pour les livres, ceux qu’il dévore, ceux qu’il collectionne (des milliers), qu’il transporte avec lui ;
– sa délicatesse et son élégance – qui s’opposent à l’appel à la force pratiqué par les nazis ; sa bienveillance à l’égard des confrères (car il pense que l’admiration rend plus riche) ;
– son attachement à la langue, facteur d’identité et d’unité, même si, en tant que Viennois, il n’a jamais souhaité être considéré comme un « Allemand » ;
– sa capacité de travail – qui explique sa prolificité –, capable, pour son livre de Mémoires, de rédiger 70 pages en une semaine ; son goût des voyages, qui contredit son ancrage à une terre et son désir de délimiter un espace rassurant ;
– son amour inconditionnel pour sa ville natale, son art de vivre, ses cafés, sa musique, sa vie de l’esprit ;
– sa judéité à éclipse, caractère dont il ne prit conscience qu’avec le développement de l’antisémitisme ; son pessimisme face à la montée de la barbarie, incarnée à ses yeux par Hitler, un artiste raté.
Enfin son désir de témoigner par ce livre testamentaire, Le Monde d’hier qui devait à ses yeux « transmettre à la génération qui vient ne serait-ce qu’une parcelle de vérité, vestige de cet édifice effondré ».
Aujourd’hui où l’on remet en cause, ici et là, la construction difficile et hésitante du projet européen, où la frilosité des peuples menace les valeurs humanistes, il est salutaire de revenir à Zweig. Diverses manifestations culturelles nous y invitent, et c’est tant mieux. Le livre dense de George Prochnik contribue à l’actualité de cet immense écrivain doublé d’un grand européen.
Yves Stalloni
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• George Prochnik, « L’impossible exil. Stefan Zweig et la fin du monde », Grasset, 2016, 446 p.
• Stefan Zweig dans « l’École des lettres ».