« Aussi loin que possible », d’Éric Pessan & « La Perspective du condor », de Christian Garcin
Angle, perspective, point de vue… – le vocabulaire que nous empruntons à la géométrie pour définir nos idées, nos regards et nos prises de position est pluriel.
Éric Pessan et Christian Garcin jouent, chacun à sa manière, de ces déplacements de point de vue, et apportent un regard renouvelé aussi bien sur les choses que sur la construction de l’individu.
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La course comme élan vers la liberté
C’est une idée si simple qu’elle mérite d’être explorée de nouveau. Dans Aussi loin que possible (l’école des loisirs, 2015 ; prix NRP de littérature jeunesse 2015-2016), Éric Pessan lance ses héros, sans grande préparation, dans la course. Il reprend presque mot pour mot l’incipit de Voyage au bout de la nuit, à ceci près que « Ça a débuté comme ça » devient chez Éric Pessan : « Ça a commencé comme ça » (ce qui était d’ailleurs la première version de Céline). Le clin d’œil n’en est pas moins là, ce qui est assez intrépide, mais parfaitement adapté à cette histoire de défi. Et les deux jeunes de courir, sans idée préconçue : « Et pourtant c’est la vérité. On a compté jusqu’à trois, on est partis, et on a couru droit devant, et c’est tout ce qu’il y a à dire. »
Non, bien sûr, ce n’est pas tout : le ressort qui vient de se détendre propulse ces deux jeunes dans un marathon qui les emmène au-devant des vraies questions.
Dès lors, la décision un peu folle de ne plus s’arrêter de courir jusqu’à la mer, distante d’une quarantaine de kilomètres, prend un sens : courir des ennuis jusqu’à la liberté ; c’est du moins ainsi que les deux héros se figurent les choses, même si partir sans équipement constitue pour eux une véritable épreuve. Comment manger ? Comment dormir ?
Les difficultés se résolvent assez simplement, au jour le jour. Le but véritable est ailleurs, dans les destins individuels qui se jouent face à l’adversité familiale pour l’un, administrative pour l’autre.
Ils courent, parcourent un espace, de la ville à l’estuaire, géographie dessinée à la foulée, dessin d’une carte parfois comme survolée, tant les personnages ne touchent pas terre.
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Points de vue
Les personnages de La Perspective du condor (l’école des loisirs, 2016) non plus, personnages et non personnes : sterne, baleineau, nandou, condor, l’ensemble de la faune de Patagonie, mâtinée d’un ou deux éléments fantastiques, comme le monstre du trou d’eau ou le fantôme humanoïde, confrontent leurs points de vue, aériens, marins, actifs, dormants. Et leurs egos avant tout : mégalomanie, irritabilité, fatalisme placide, orgueil du prédateur, chacun tente d’imposer sa voix. Qu’ils nagent, rampent, planent, ou se contentent de croupir éternellement dans le même trou d’eau, ils recherchent le contact avec les autres.
Des autres qu’ils n’apprécient pas forcément, ni ne respectent au premier abord, des autres qui ne les accueillent pas nécessairement bien ; néanmoins, chacun sait qu’il joue sa partie dans l’écosystème ou, plus modestement, dans le bout de paysage qui lui est alloué, même si certains sont mieux lotis que d’autres.
Au milieu d’eux, une forme humanoïde, un être surnaturel mais sans super-pouvoirs, qui, comme tous les hommes en définitive, est là pour accomplir sa quête, retrouver une âme sœur tout aussi fantomatique que lui et perdue de vue dans la trame du temps.
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Dire ce qu’on fait là
Le roman de Christian Garcin, avant de raconter quoi que ce soit, repose sur cette contiguïté des territoires qui fait de chacun un autre irremplaçable ; Solena Kilometra est une sterne irritable, Raúl Bolívar Estremaduro un nandou mathématicien et Juan Pablo Ignacio IV le grand condor, très au-dessus de la mêlée.
L’écrivain géographe, qui a parcouru de sa plume Le Vol du pigeon voyageur (Gallimard, 2000) et La Piste mongole (Verdier, 2009), s’offre ici une Patagonie de fantaisie, un royaume de conte, mais tout à fait plausible quant aux créatures qui le composent.
La multiplicité des temporalités, chacune étant liée à l’espérance de vie de l’espèce, rend le temps de la mémoire précieux : échanger avec une baleine, c’est se confronter à des siècles de souvenirs.
La proximité entre Éric Pessan et Christian Garcin est grande.
Après tout, nandou et jeune tigre des montagnes s’affrontent à la course dans La Perspective du condor, avec cette remarque assez inquiétante de la part du fauve :
« Si tu cours si vite devant moi, ça ne serait pas aussi parce que tu aurais un peu peur de moi, par hasard ? »
Quant aux deux héros d’Aussi loin que possible, ils parviennent à dépasser ce qui pourrait n’être qu’une émulation un peu démente – courir sans cesse et sans objet.
Ils parcourent l’espace de la ville au bord de la mer via l’estuaire, géographie peu pittoresque mais reconnaissable, et croisent des humains campés sur leurs territoires, à l’instar des espèces patagones :
« Un vieil homme maigre et sec, petit et barbu, fonce sur nous, les yeux agrandis de colère.
Fichez le camp, vous devriez être à l’école, vous n’avez pas le droit d’être là, pas le droit.
On se regarde, on ne comprend pas. […]
On s’éloigne lentement tandis qu’il nous insulte, qu’il hurle de colère. Il a gagné, on ne sait pas quel était l’enjeu, on n’a rien compris, mais l’homme armé de sa colère a gagné.
Des gens transportent en eux des fureurs immenses, venues d’on ne sait où, prêtes à exploser au moindre prétexte. J’aimerais noter cette pensée mais je me fais confiance : je ne vais pas l’oublier. »
Éric Pessan nous initie à la phrase de course, enchaînant sans perdre le souffle et sans trop de pauses les étapes du parcours.
Aussi loin que possible et La Perspective du condor sont deux récits optimistes, en somme, haletants et vertigineux, avec pour perspective le véritable dépaysement, celui du rapport à la vie.
On ne changera pas seulement de lieu en les lisant, on sera emporté vers des avenirs qui chantent.
Frédéric Palierne
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• Voir sur ce site : « Plus haut que les oiseaux », d’Éric Pessan, par Antony Soron.