L’or marin
À soixante-dix mètres de profondeur nichent des éponges que des pêcheurs vont cueillir au péril de leur santé. Dans Pêcheurs d’éponges, récit écrit en 1960 mais publié en France en 2020, l’écrivain grec Yannis D. Yérakis en fait le symbole d’une vie meilleure.
Par Robert Briatte
À soixante-dix mètres de profondeur nichent des éponges que des pêcheurs vont cueillir au péril de leur santé. Dans Pêcheurs d’éponges, récit écrit en 1960 mais publié en France en 2020, l’écrivain grec Yannis D. Yérakis en fait le symbole d’une vie meilleure.
Par Robert Briatte
Les éponges se font de plus en plus rares au fond de la Méditerranée. Mais le fonds bibliographique consacré à ses intrépides pêcheurs s’est enrichi bien plus que ces derniers au fil des décennies. Le Pêcheur d’éponges, de l’écrivain roumain Panaït Istrati, paraît dès 1930 dans sa traduction française : le singulier de ce titre éclaire sur la volonté de l’auteur de donner à son récit la force du conte. Le rêve, le danger, les abysses – domaine interdit.
Autant de raisons qui amèneront un peu plus tard l’édition jeunesse à s’intéresser à son tour à cette corporation des profondeurs : en 1958, Jean Ollivier publie La Vallée des éponges dans la collection « Rouge et Or », authentique roman d’aventures, cette fois. Plus tard, chez le même éditeur, Annick et Yves Griosel lui emboîtent le pas en signant, dans une veine déjà plus documentaire, Spiros, l’enfant grec pêcheur d’éponges.
L’ouvrage en question s’inscrit alors dans une série où il s’agit de rendre compte du quotidien (fût-il extraordinaire et périlleux dans son cas) d’un enfant né dans un pays lointain : la couverture de Spiros, l’enfant grec pêcheur d’éponges reproduit une photo du bateau (opportunément baptisé Spyridon) sur le pont duquel officie le jeune héros, aux côtés de pêcheurs adultes équipés – détail qui a toute son importance – d’un lourd scaphandre.
Dans les eaux turques aussi s’affairent les plongeurs : c’est ainsi qu’en 2011 paraissait aux éditions Bleu autour un recueil de reportages de Yachar Kemal, sobrement intitulé… Pêcheurs d’éponges. Soit quarante reportages effectués entre 1951 et 1970 pour le quotidien d’Istanbul Cumhuryiet, parmi lesquels le texte donnant son titre au recueil, rédigé en 1955, l’année même de la rédaction de Mèmed le mince qui est livre le plus connu de cet auteur.
Ses aventures sur un cahier d’écolier
Yannis D. Yérakis (1887-1971) n’était pas un écrivain, du moins ne se présentait-il pas ainsi. Tout au plus se voyait-il comme un modeste élève qui, faisant ainsi honneur à ses vieux maîtres d’école, rédigea de sa plus belle écriture, et précisément sur un cahier d’écolier, le récit des faits les plus marquants de son aventureuse existence. Sans en avoir tout à fait conscience, mais bien plutôt poussé par une impérieuse nécessité intérieure, il fit bien pourtant œuvre d’écrivain lorsqu’il ressentit le besoin de consigner et d’ordonner les nombreuses anecdotes qu’il se plaisait jusqu’ici à livrer à son entourage sur sa jeunesse pour le moins originale. Parmi ses auditeurs captivés figurait Spiros Ampélas, son traducteur mais aussi son neveu.
Le titre que donne Yannis D. Yérakis à son unique ouvrage, lorsqu’il le rédige bien des années après les faits durant la décennie 1960, illustre à merveille la modestie de son propos : Histoires des pêcheurs d’éponges de Kalymnos en 1900. On comprend qu’il n’ait pu garder pour ses seuls proches et pour lui-même la mémoire d’une vie qui croise la grande histoire lorsqu’il se retrouve mêlé aux événements se déroulant à Saint-Pétersbourg en 1917. Mais son récit de la geste de ses compagnons de fortune et d’infortune frappe davantage encore. Lorsque, le 30 avril 1903, il embarque avec eux une première fois à Kalymnos pour s’en aller pêcher les éponges, il n’a que quinze ans. De quoi interpeller les jeunes lecteurs, et renvoyer à Jules Verne qui publia en feuilleton en 1878, soit un quart de siècle plus tôt, l’un de ses romans les plus célèbres : Un capitaine de quinze ans. Quinze ans, l’âge de tous les possibles.
Campagne de pêche
Durant trois années consécutives, le jeune Yérakis participe aux campagnes de pêche des éponges, avant de devenir l’un de ces êtres de soleil et de sel dont le destin sera pourtant scellé dans des villes froides et brumeuses. Car les traités, qui décideront du sort du peuple grec et de tant d’autres peuples européens, seront signés dans ces pays étrangers. Yannis D. Yérakis participe ainsi d’une mythologie moderne dont on peine à évaluer la puissance narrative et symbolique, mais qu’éclaire le lumineux avant-propos qu’offre à l’ouvrage Daniel Faget, maître de conférences en histoire et chercheur. Les éponges sont la promesse vivante d’une vie meilleure, un rêve de prospérité qui tourne bien souvent à la catastrophe, comme le rappelle l’écrivain à maintes reprises.
Il est des moments pourtant où les éponges sont bien ce miracle que l’on va chercher au fond de la mer, en apnée, jusqu’à soixante-dix mètres de profondeur, au péril de sa santé et de sa vie, dans le silence et l’obscurité qui enveloppe et avale progressivement les corps.
L’auteur parle bien – et le récit alors se fait plus mythologique encore – de la « machine », à savoir ce scaphandre signant l’arrivée d’une modernité oublieuse et brutale qui fait table rase du passé et des fonds marins. Mais son récit, comme l’illustre le cliché reproduit en couverture de Pêcheurs d’éponges, s’attache à l’odyssée des plongeurs nus dont il fut. Nus et donc libres de tous leurs mouvements lorsqu’ils plongeaient avec leur pierre dans la nuit marine. Nus face à l’adversité des éléments, ou face au grand requin blanc qui parfois s’invite dans les zones de pêche.
Il y a, dans la simplicité de leur appareil, l’expression d’une tragédie intime et violente, autant que d’un dénuement immémorial, d’une nudité brute, que vient remettre en question l’arrivée de la «machine». Le ton objectif et la narration précise adoptés par l’auteur n’ôtent jamais tout à fait à ses aventures extrêmes la dimension d’une quête exaltante, de la recherche enthousiaste d’un or marin qui bien souvent se refuse, quand ce ne sont pas ses filons qui plus simplement s’épuisent à force d’exploitation.
L’Atlante
En 1903, Yannis D.Yérakis devient sans le savoir un atlante, bien avant qu’il ne se fasse l’aède rassemblant les fils de l’histoire et d’un mythe où se croisent le souffle de l’aventure et la promesse de pêches miraculeuses, la dévotion et le commerce, la foi en son destin et l’instinct de survie. Pères et fils embarquaient sur les mêmes bateaux, tels autant d’Ulysse et de Télémaque en ce début de XXe siècle, pour s’en aller traquer un objet aussi familier que peut l’être une éponge : on mesure l’écart entre la trivialité de l’usage de cet objet et la grandeur (ô combien démesurée) du sacrifice consenti. Sacrifice qui passerait, sans le récit de Yérakis, totalement inaperçu. Pourtant, les Pénélope de ces marins courageux, qui étaient leurs mères plus souvent peut-être encore que leurs épouses, étaient aussi trop souvent ces femmes en noir qui portaient, à l’arrivée des bateaux dans le port de Kalymnos et de quelques autres îles et ports loin du Dodécanèse, le deuil des expéditions passées autant que le poids de la fatalité.
On se trouve ici projeté dans la longue durée, celle qui dépasse les individus dans l’exercice de leur propre vie, à la frontière du « temps géographique » et du « temps social », notions chères à Fernand Braudel qui éleva la Méditerranée à la dignité d’un continent – ferment d’unité et de communauté (« un même continent liquide » ainsi que l’évoque fort justement Daniel Faget dans son avant-propos). Si elle fait écho aux tragédies contemporaines, l’histoire du jeune Yannis D. Yérakis le fait par l’oubli et l’anonymat auxquels son acte d’écriture arrache l’épopée humble et obstinée que fut celle des pêcheurs d’éponges de Kalymnos ou d’ailleurs. La traduction alerte et dûment annotée de Spiro Ampélas – neveu de l’auteur, rappelons-le –, puis la ténacité dont il a fait preuve pour voir éditée en français ce récit familial, peuvent être considérées, compte tenu des culture et mentalité encore en vigueur dans un pays comme la Grèce, comme un acte de piété filiale, l’expression – ainsi qu’il le souligne dans sa note liminaire – d’une volonté de transmission. Celle-là même qui fit de Yannis D.Yérakis l’écrivain de Pêcheurs d’éponges.
R. B.
Yannis D. Yérakis, Pêcheurs d’éponges, traduit du grec par Spiro Ampélas, Cambourakis, 144 pages, 2020