"Madame Bovary" selon Vincente Minnelli et Claude Chabrol
Deux regards sur Emma Bovary
Adapter Madame Bovary pose plusieurs problèmes au scénariste et au cinéaste. Le premier tient au statut particulier du roman. Il fait partie des œuvres canoniques de la littérature française. Non seulement il est l’emblème d’une construction romanesque typique du XIXe siècle, mais le scandale qui a suivi sa parution et le procès de Flaubert en ont fait, à l’instar des Fleurs du Mal, un exemple des tensions entre l’invention littéraire et l’acceptation sociale, entre la singularité du destin d’un personnage et les conservatismes que ce destin met en lumière.
Cet aspect patrimonial rend la question récurrente de la fidélité de l’adaptation plus difficile et incite à la dévotion : Madame Bovary prend en charge une part de la France et de son histoire. Lorsque Claude Chabrol, qui s’est passionné pour mettre en images les ombres de la bourgeoisie française, s’empare du roman, il veut précisément aller le plus loin possible dans la fidélité au roman : faire entendre le style, être au plus près des métaphores et des nuances.
Lorsque c’est un cinéaste hollywoodien comme Vincente Minnelli qui travaille sur ce roman, dans un contexte de création marqué par les censures du code Hays et des règles de pudeur et de litotes, c’est une vision du caractère d’Emma qui le guide.
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Adapter « Madame Bovary », c’est aussi proposer sa vision du bovarysme
Le titre du roman s’appuie sur le caractère exceptionnel de son personnage féminin si bien que les risques de l’illustration paraissent plus dangereux mais aussi parfois acceptables. C’est le choix de David Lean qui, dans La Fille de Ryan en 1970, garde une trame schématique du roman de Flaubert qu’il déplace sur une péninsule irlandaise : la solitude, l’insatisfaction, la recherche de la passion, l’écart avec la communauté.
Par ailleurs, l’ascèse de l’écriture fait de ce roman une œuvre double stylistiquement, qui peut être lue comme la cristallisation de stéréotypes réalistes tout comme leur mise en pièces systématique. Il paraît alors logique qu’un cinéaste comme Jean Renoir, après avoir adapté Nana en 1926 et avant de réaliser La Bête humaine en 1938, s’intéresse en 1933 au roman de Flaubert.
Le rapport entre classicisme et modernité est remis en cause de façon permanente par l‘écriture même de Flaubert. La question des choix de narration et de la représentation de la causalité romanesque est donc posée crûment. Minnelli et Chabrol font le choix d’une forme de classicisme.
La très récente adaptation en 1994 par Sophie Barthes avec Mia Wasikowska dans le rôle-titre, en recherchant la peinture d’une passion romantique, s’approche de l’académisme. Ces cinéastes respectent une approche psychologique et essaient de faire partager au spectateur la complexité d’une conscience humaine et ses drames intérieurs.
Alexandre Sokourov, avec Sauve et protège (1989), est beaucoup plus elliptique, voire cryptique, et s’éloigne d’une forme de transparence classique. Manoel de Oliveira, qui croise les différences et la mort de son Ema (avec un seul m) dans Val Abraham (1993), doit beaucoup plus à Flaubert qu’à la fin de Mouchette, de Robert Bresson.
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Un très large spectre d’adaptation
Dès lors, le spectre de l’adaptation est très large et va d’une forme de dévotion (Chabrol) à des principes modernes de déconstruction et de réinvention (Sokourov et Oliveira) en passant par des essais de transposition (Lean et d’une certaine façon Minnelli). Cette diversité incite à se demander ce qu’est une bonne adaptation et si cette qualité dépend de la fidélité.
L’intérêt pédagogique est multiple. Il s’agit d’introduire à la spécificité du langage de chaque art et de faire sentir le poids fascinant du sonore et du visuel dans l’écriture cinématographique qui nécessite une approche extrêmement concrète de la création pour faire comprendre un récit et ses enjeux à un spectateur simplement en lui montrant des images animées et sonores. Il y a forcément de l’inadaptable dans un récit littéraire et il ne s’agit pas d’y être aveugle et de faire comme si cela n’existait pas. Le pari de Chabrol est de réduire les marges de cet espace d’inadaptation.
Il s’agit aussi de montrer pourquoi on peut adapter une œuvre préexistante : parce que sur certains points, sa peinture de l’âme humaine et sa mise en situation dans des événements dramatiques paraissent justes, universelles et peut-être même indépassables. Mais, même si l’on partage le point de vue du romancier, on ne peut pas s’abstenir d‘avoir une sensibilité propre. L’étude de l’adaptation montre précisément qu’il s’agit d’un dialogue entre deux visions du monde, entre deux sensibilités et que les deux vibrations s’entraînent et s’enrichissent mutuellement.
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Adapter, c’est se dire et s’affirmer, mais aussi apprendre à imaginer
La scène de bal en est l’exemple le plus net : entre frénésie et ironie chez Chabrol, plus proche de l’univers féérique et douloureux des comédies musicales pour Minnelli. Adapter, c’est alors se dire et s’affirmer.
La logique de l’adaptation permet de montrer également que la fidélité agit sur plusieurs niveaux : fidélité aux enchaînements narratifs, fidélité aux caractères. L’essentiel est de voir comment on comprend un caractère romanesque et comment on le met soi-même en situation. Il ne s’agit pas seulement de se l’approprier abstraitement mais de faire résonner une scène qui devient archétypale avec ses propres émotions, uniques, ancrées dans une réalité sociale forcément différente, rattachées aussi à d’autres objets.
Adapter permet de dire le secret de son existence, utiliser un texte éloigné pour cacher un aveu ou une confession. C’est ce que fait Minnelli en voyant dans Flaubert un frère de création. Il s’agit ici de localiser ce qui fait le cœur d’un récit et d’un désir d’invention.
Adapter, c’est enfin apprendre à imaginer. Il y a l’imagination concrète qui cherche à plier son matériau (comme essaie de faire Chabrol). Il y a aussi l’imagination qui trahit, délire, déforme, déplace, exagère ou métamorphose. Bizarrement, la qualité d’une adaptation est très souvent la qualité de sa trahison, de son éloignement, de sa provocation. Adapter, c’est alors aussi rechercher l’épreuve, le scandale, l’écart absolu. L’œuvre préexistante n’impose une contrainte que pour inciter à la dépasser, à la transcender ou à la détruire. Il s’agit d’apprendre à détourner ou à déformer. Elle représente moins une prison qu’une planche d‘appel. Elle met en avant la souveraineté d’une imagination, d’un acte créatif.
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Six entrées
L’enjeu de toute adaptation et de toute pédagogie de l’adaptation est de mener l’élève vers la liberté de création et lui faire mesurer les conséquences narratives, émotionnelles, sociales même de ses décisions de création. Nous avons choisi ici six entrées.
• D’abord la question de l’ouverture et de la fermeture du film : elle montre immédiatement les axes et les significations du travail de l’adaptation.
• La demande en mariage : ce point particulier permet d’initier à des questions de mise en scène et de montrer comment s’inscrit la liberté du cinéaste dans des décisions faussement superficielles.
• Le bal : ce passage obligé du roman permet de montrer comment un cinéaste s’approprie l’âme d’un personnage et d’une œuvre.
• Le pied bot : il s’agit ici de réfléchir aux solutions apportées par l’écrivain et aux droits à la transformation du texte.
• La mort d’Emma : c’est le rapport au spectateur et au tragique qui est interrogé.
• Enfin, la dernière partie est consacrée à l’usage du son pour montrer comment la lecture d’une œuvre littéraire implique aussi de l’écouter. Cette leçon vaut également pour un film, qui s’écoute comme il se voit.
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I. Début et fin de film
L’écrivain représenté (Minnelli) et l’écriture donnée à voir (Chabrol)
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Pour donner de la cohérence à la structure narrative, les cinéastes utilisent très souvent des procédés de rimes ou de rappels entre le début et la fin du film. Il ne s’agit pas seulement de boucler un scénario en faisant en sorte que début et fin se répondent. Il faut que le film puisse effectuer visuellement et narrativement une trajectoire homogène. En ce sens, le cinéma classique va privilégier tout ce qui rassure les affects du spectateur et tout ce qui l’amènera à la construction d’un sens stable et clair que le film va véhiculer.
Le film de Minnelli est tout à fait représentatif de cela puisque sa grande invention, qui est de représenter Gustave Flaubert comme un personnage, sera reprise à la fin du film de façon à ce qu’il puisse énoncer une moralité. Claude Chabrol, au contraire, ne voudra pas prendre trop de distances avec le roman. S’il garde les événements tels que Flaubert les a racontés, sa façon de les montrer n’est absolument pas neutre et témoigne du début du film jusqu’à sa fin de principes d’adaptation particulièrement cohérents.
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A. L’invention d’un personnage d’écrivain (Minnelli)
Minnelli s’adresse à un spectateur qui ne connaît pas forcément l’œuvre de Flaubert.
De façon très originale, il ne commence pas par représenter une scène extraite du roman. La séquence d’ouverture possède une fonction de prologue qui encadre la vie de Bovary. Le cinéaste choisit de faire précéder le destin d’Emma par le procès de Flaubert. Il s’éloigne pourtant de ce que la culture française a retenu, c’est-à-dire le face-à-face entre le procureur Pinard et maître Sénard. L’avocat n’existe pas. C’est Flaubert qui se défend en personne. Il ne va pas dans le sens de ce qu’attendrait le ministère public. Si les arguments du procureur collent plutôt au fait historique, ceux de Flaubert sont plus provocateurs. S’agit-il simplement de dramatiser le récit et d’obliger le spectateur à se placer devant les actes d’Emma selon un jugement moral, pour la condamner ou pour lui pardonner ? Est-ce aussi une manière de contextualiser l’œuvre et de lui prêter un appendice pour permettre au spectateur américain de saisir les enjeux européens de ce roman ? Ce choix, au contraire, ne paraît pas si didactique que cela, ni si maladroit.
Minnelli affirme d’abord l’importance de la mise en scène. Le premier plan du film débute ainsi par un gros plan du roman lui-même avant que la caméra, par un mouvement de grue, ne s’éloigne du livre pour cadrer en plan d’ensemble la salle du procès avec ses spectateurs et le procureur. La présentation du roman est indissociable de la maîtrise du mouvement de la caméra. Le livre ici ne sert pas à attester seulement l’adaptation : il est, du point de vue de la société, l’objet du délit alors que pour le cinéaste américain, il synthétise le travail, la personnalité et l’existence scandaleuse de l’artiste. La mise en scène devient l’essence de l’expression de l’artiste. En un mouvement de caméra, Minnelli se place dans la continuité de Flaubert en mettant au cœur du film le style.
Le geste cinématographique dépasse ici nettement la seule visualisation d’une œuvre littéraire. Minnelli rend d’abord un hommage à la force créatrice de l’artiste et à sa situation forcément subversive et transgressive. Le Flaubert de Mason préfigure le Van Gogh de Kirk Douglas dans La Vie passionnée de Vincent Van Gogh (1956), qui débute d’ailleurs par une déclaration de foi de l’artiste envers son art. C’est pour cette raison qu’il filme assez vite le corps de Gustave Flaubert, que James Mason interprète.
L’écrivain reste d’abord silencieux à l’écoute des réquisitions du procureur, mais ce silence est éloquent. L’acteur en profite pour proposer sa propre vision de Flaubert par la gestuelle et le regard. Il est placé de profil, le corps à moitié tourné devant le procureur, le regard à la fois las et concentré. Chaque signe se comprend comme une revendication de la marginalité étrange de l’artiste : l’attitude physique le situe dedans et dehors, le regard impose lucidité et intelligence tout autant que mélancolie et consternation.
Le discours frappe par la netteté de la position de l’artiste selon Minnelli : il n’est pas un immoraliste mais un portraitiste de la complexité humaine telle que la société peut l’engendrer. Son imaginaire relève les situations et les êtres qu’une société donnée crée et se donne. Il s’agit finalement d’un éloge de la fiction qui produit des caractères que l’on peut rencontrer dans la réalité mais qui les élève au rang de héros paradoxaux. Ils sont aussi riches en vertu, mais la fiction leur donne un volontarisme, une force, un élan grâce auxquels ils sont dignes d’intérêt. D’ailleurs, ce Flaubert parle d’Emma comme d’un être vivant et non d’une créature de papier.
Le film ne raconte pas tant l’histoire d’un roman qu’il ne retrace la vie d’un individu. Cette distinction est capitale. Charles Bovary peut se rendre à la ferme d’Emma, sous une pluie battante, comme un cowboy valeureux dans un western : la convention n’efface pas la part d’humanité du personnage.
La fin du film permet à Minnelli de transformer le livre en une fable sur la liberté de création. L’écrivain devient une idole tourmentée de la liberté individuelle. Il parle au nom du genre humain et affirme un droit inaliénable face aux pressions du conformisme social. Le mot clé est le mot de « vérité » : c’est au nom de la vérité des passions qu’un personnage comme Emma peut exister. Le contexte importe peu, et Minnelli place le roman de Flaubert comme un patrimoine humain, qui transcende les nationalités. Il dépasse les singularités sociales pour exprimer la part de révolté et de volonté presque irrationnelle d’un être dévoré par l’absolu.
Il est beau de voir que Minnelli n’oublie pas les personnages et garde l’esprit de la fin du roman, réservé à quelques destins. Il ne met pas Homais en avant, fait de Léon un personnage attristé, Lheureux reste mauvais et Charles survit, toujours amoureux d’Emma. Cette permanence de l’amour n’est pas une niaiserie, mais la conviction profonde du cinéaste, sa part d’idéalisme, qui ne s’oppose absolument pas à la compréhension de la douleur. Le destin d’Emma n’est pas que la ligne d’une tragédie ; c’est un exemple vibrant de la nécessité de créer contre les rigidités sociales au nom de la liberté et de la vérité.
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B. Le dévoilement de principes d’adaptation (Chabrol)
Claude Chabrol, quant à lui, s’adresse à un spectateur qui connaît l’œuvre de Flaubert. Mieux : il suppose chez son spectateur une mémoire de lecteur. Il part du postulat que Madame Bovary est une œuvre canonique, patrimoniale. Il donne même souvent l’impression qu’il attend que son lecteur, aussitôt la projection terminée, aille immédiatement lire Flaubert pour constater que tout y est, qu’il n’a rien changé et que sa fidélité a été scrupuleuse.
Le début du film en est un exemple marquant. Pourtant celui-ci s’ouvre sur une décision osée qui aurait pu étonner, voire scandaliser un flaubertien : en effet, Chabrol adaptateur supprime le premier chapitre du roman et ces pages si souvent étudiées de l’entrée en classe de Charles et de sa casquette. Cela lui permet d’aller directement à la ferme des Bertaux et de présenter Emma le plus vite possible. En échange, il ne modifie presque pas l’arrivée de Charles : s’il ne raconte pas sa fatigue et la longueur du voyage, il conserve sa rencontre avec l’enfant et met dans la bouche de celui-ci les informations données dans le roman par la voix narrative. Il garde par ailleurs le personnage de Charles comme intercesseur entre le récit et le spectateur, comme l’avait fait Flaubert.
La figure de l’enfant qui attend est ainsi stratégique et maline : le cinéaste adresse un clin d’œil subtil à son spectateur comme si cet enfant était le fantôme des enfants du premier chapitre évincé. Ce début de film répond aussi à d’autres impératifs : il doit offrir une fonction de seuil aux spectateurs et leur permettre d’entrer avec le moins de heurts possible dans un univers cinématographique dont les contraintes narratives ne sont pas les mêmes qu’en littérature et qui passent toutes par la gestion du visible, de ce qui est montré, incarné, placé devant la caméra et en fonction d’elle.
Ce début de film est particulièrement classique, et peu moderne : cette question du seuil est représentée littéralement par le portail de la ferme et par la porte de la maison où attend Emma. Les lumières de l’aube renforcent cette sensation de commencement. Le film commence certes par Charles, à travers la médiatisation de l’enfant, mais le générique du film s’arrête nettement à la première apparition d’Emma et en fait ainsi son personnage principal. On entre progressivement dans le film jusqu’à Emma et la lenteur de cette entrée permet au cinéaste de situer ses espaces : la campagne normande grâce à des plans d’ensemble et des fins de plans un peu longs qui permettent de contempler ce bout de France. Il s’agit d’incarner immédiatement les êtres et les lieux dans une visée de naturalisme cinématographique.
Malgré sa volonté de fidélité revendiquée, cela amène pourtant trois décalages.
• D’abord cette fidélité n’est pas une absence de point de vue mais correspond absolument à un choix cinématographique. Chabrol se place dans un horizon de lecture et veut montrer comment la puissance cinématographique se met au service du style de Flaubert. La mention de l’appartenance et de la provenance au générique (« Madame Bovary » de Gustave Flaubert) montre à quel point l’adaptateur s’inscrit comme un lecteur attentif du grand-œuvre. Le spectateur monte dans le film comme l’enfant dans la carriole et prend la lecture en marche, dans son mouvement. Non seulement Chabrol supprime le premier chapitre du roman, mais il fait ressentir cette absence et oblige le spectateur à se positionner devant ses choix d’adaptation.
• Deuxième décalage : sa mise en scène est entièrement axée sur le caractère d’Emma. Certes, comme dans le roman, c’est elle qui guide Charles, mais sa présence aimante la caméra et le cadrage. Lorsque Charles découvre le père Rouault, un léger panoramique qui part de Charles et de son patient cadre progressivement Emma, les laissant hors-champ, ne les faisant exister que par la voix off. Elle reste d’ailleurs au second plan, le regard très attentif, ne quittant jamais Charles des yeux.
D’emblée, c’est elle qui organise les plans et c’est elle qui devient active, stratège, déjà intéressée par Charles. Elle concentre sur elle l’organisation de l’arc narratif comme celle de la mise en scène. Charles est immédiatement secondaire, et c’est surtout le jeu de Jean-François Balmer, nuancé et fin, qui permet de le faire exister durablement dans les mémoires.
• Chabrol, enfin, par construction, change forcément le sens de la rencontre entre Charles et Emma. Le texte de Flaubert indique bien qu’elle se blesse légèrement le doigt et qu’elle le « suce ». Le verbe, placé en fin de phrase et en fin de paragraphe, se pare de connotations sexuelles évidentes. Chabrol est très sensible à ce détail et met en valeur le geste de succion par la longueur du plan, le raccord avec le regard gêné et troublé de Charles et l’attitude coquine portée par le jeu d’Isabelle Huppert. Mais, ainsi, il en fait trop, et Chabrol fait de ce regard l’enjeu d’une scène de première rencontre qui surdétermine les sentiments entre Charles et Emma et la tension sexuelle entre eux (alors que dans le roman le doigt d’Emma devient un moyen pour Charles de découvrir la beauté du visage d’Emma).
La scène devient une scène de prédation. Chabrol est pourtant très subtil : il invente un beau raccord entre le doigt d’Emma et les attelles de son père. Il montre alors deux enjeux de la représentation du corps : l’enjeu symbolique et érotique et l’enjeu naturaliste, où le corps existe par le poids de la chair et l’état de ses meurtrissures. Il montre comment il conçoit la mise en scène, affiliée à son allégeance envers le roman : commentaire du style, réincarnation des personnages, distanciation et fidélité.
La fin du film témoigne de ces deux partis pris : classicisme de la mise en scène et réinvention de l’expérience de la lecture. Cette fin est classique puisque Chabrol utilise des procédés simples de fermeture du récit cinématographique (c’est évidemment la symétrie des effets d’ouverture de la séquence générique initiale). La voix off accompagne un plan d’ensemble qui témoigne de la disparition des personnages principaux. Un cadrage sur un personnage qui regarde directement la caméra en face crée un effet photographique de figement qui montre que le récit s’arrête.
Là encore, Chabrol met sa dévotion en avant. La dernière phrase lue off est celle du roman. Il finit sur le personnage d’Homais. Le plan de village montre la victoire du social sur l’aspiration individuelle déraisonnable. L’amertume et le cynisme de cette fin appartiennent à Flaubert comme à Chabrol, qui s’approprie cette vision du monde. Pourtant, comme pour le début, cette fin frappe par tout ce qu’elle évite ou élague. Il n’y a pas la déchéance de Charles, ni le témoignage de son amour fou pour Emma, ni sa rencontre avec Rodolphe.
Le film de Chabrol trouve sa fin et son accomplissement avec la mort d’Emma et cette fin possède la sécheresse et aussi l’artificialité d’une clausule. En fait, il s’agit d’un geste d’adaptation assez étrange. La fin paraît accélérée, comme une digestion de lecture. Elle correspond au souvenir d’une lecture de Madame Bovary et il était possible, très facilement, de rajouter des plans, et même d’écarter Homais au bénéfice de Charles. Cela aurait été une autre lecture du roman et un autre point de vue.
L’adaptation selon Chabrol est une lecture partiale du roman, absolument pas objective ni effacée. Elle trouve sa légitimité dans l’attention extrême au poids symbolique et narratif de tout ce qui est retenu et montré à l’écran.
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II. La demande en mariage
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L’intelligence du travail de l’adaptation ne se mesure pas qu’à la qualité des grandes séquences. À bien des égards, la scène de demande est mineure. Elle engage néanmoins déjà de manière essentielle deux modes de traitement de l’espace et du temps, deux stratégies pour condenser les actions, et les faire vivre dans des lieux qui affectent le rendu même de ces actions – les décors naturels pour Chabrol, le studio pour Minnelli.
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A. Le temps du désir
Décrire le passage du temps ne coûte rien à un écrivain ; cela est chose plus délicate pour un cinéaste, surtout lorsque ce passage est lent. La scène de la demande en mariage est un cas exemplaire de ce moment où l’extrême fidélité de Chabrol s’affronte à un principe d’économie narrative – où le temps du cinéma se disjoint de celui de la littérature. Flaubert n’hésite pas en effet à laisser passer plusieurs mois entre la visite qu’Emma offre à Charles de sa chambre, marquant la naissance d’une intimité entre les deux personnages, et celui de la demande. Ce faisant, il raconte les hésitations du médecin, sa timidité, ses spéculations aussi quant à la chance qu’un père si riche accepte de marier une fille si belle. Du point de vue temporel, l’écrivain suit un principe de resserrement. Les tergiversations de Bovary s’inscrivent d’abord dans une durée longue mais imprécise. Puis le soupirant passe un séjour aux Bertaux de trois jours, à la fin duquel ses reculades se mesurent en quart d’heure.
Chabrol résout cette question par le moyen le plus économique qui soit. Évacuant l’irrésolution de Charles, il enchaîne la visite de la chambre et la demande par un fondu d’une grande élégance, qui mêle le visage d’Emma au vaste champ du père vers lequel Charles se précipite. Pour s’autoriser cette ellipse, le cinéaste a, par un subtil jeu de champ-contrechamp, appuyé d’un lent travelling avant sur la chevelure et les épaules d’Emma, suggéré une focalisation interne.
Aiguillonné par les propos d’Emma, qui voudrait quitter sa campagne pour vivre en ville, le désir de Charles s’accroît encore de la contemplation offerte par la jeune femme de sa toison auréolée de soleil. Lorsqu’elle se tourne à nouveau vers Bovary, il est devenu impossible de faire la part entre le volontaire et l’involontaire, entre ce qu’Emma a pu suggérer plus ou moins consciemment et ce qui ressort de la décision de Charles. Le fondu, qui place un instant le corps lointain de Charles sur le visage d’Emma, indique cette entente à demi-mots passant comme un éclair entre les deux êtres.
Mais cela est peut-être encore davantage le premier signe du malentendu que sera leur union – tache sombre entre la joue et l’aile du nez d’Emma, Charles traverse son visage crémeux comme une larme. La scène de demande proprement dite peut alors, après cette condensation-accélération, suivre le texte à la lettre. Lorsque Bovary s’approche lentement de l’angle de la ferme pour voir si, oui ou non, les volets s’ouvriront, l’usage du plan subjectif donne à l’ensemble de la séquence sa cohérence formelle. Les volets ouverts, un raccord tranchant, permettant de passer outre une fois encore le temps dilaté du roman, nous mène vers la séquence de noce. Dans le fondu comme dans la coupe de montage, le cinéaste organise durant cette séquence le passage d’une fenêtre à un vaste extérieur, d’un désir à sa concrétisation.
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B. Vers sa destinée
Bien moins fidèle au roman, la scène de proposition chez Minnelli achève un mouvement d’américanisation du décor, voire des personnages. Un enchaînement de scènes brèves donne en effet à Bovary l’allure, si ce n’est d’un cow-boy, du moins d’un de ces personnages humbles qui, dans le western, font le choix d’une nouvelle vie à l’Ouest. Cette impression naît dès les plans où Bovary arrive au croisement d’une route au son d’une musique qui, à ce moment, s’amplifie légèrement. Marquée par les instruments à corde, en particulier le violon, elle donne à ce moment anodin le poids joyeux d’un tournant existentiel.
Un nouveau monde s’ouvre à Charles, ce que confirme le passage d’une diligence, puis son arrivée, toujours à cheval, à Yonville. Le café dans lequel se déroule une scène ultérieure avec le maire de la ville ne manque pas d’évoquer, avec ses joueurs de billard à l’arrière-plan, l’ambiance d’un saloon. Mais c’est le lieu choisi pour la déclaration qui vient définitivement confirmer ce qui pouvait encore n’apparaître que comme un simple effet de correspondance dû à l’époque des récits, le XIXe siècle. La conversation a en effet lieu dans une véranda ouverte, en bois, typique du Sud des États-Unis, et que l’on retrouve abondamment dans les westerns.
Minnelli procède par ailleurs à une condensation extrême, en mêlant à l’aspiration à vivre en ville d’Emma, les hésitations et les craintes de Charles, qui s’excuse de la demander en mariage, et n’en finit pas de se déprécier. Le trouble de Bovary passe dans la demande même, et non plus dans le temps qu’il aura mis à la formuler – le médecin s’excuse d’ailleurs de sa précipitation. En outre, la figure du père, si elle est évoquée, ne sert pas ici d’intermédiaire. Le couple se forme directement, le temps de deux plans, l’un de demi-ensemble présentant le lieu, l’autre se rapprochant en un discret travelling des deux corps assis côte-à-côte, et dont la proximité aboutira à un baiser « hollywoodien ».
Mais là où le travail de l’adaptation se fait le plus sensible, et la différence à la fois économique et esthétique entre le cinéma hollywoodien et le cinéma français la plus prégnante, c’est sur la question du décor ou de l’environnement. Chabrol ne manque jamais une occasion de faire respirer l’air de la campagne normande. Les plans très larges montrent des étendues vallonnées, des bouquets d’arbres, de vastes champs. Les plans d’extérieur sont au contraire rares chez Minnelli, et surtout ne donnent presque jamais la sensation d’un vaste espace. Sans doute ce parti-pris se justifie-t-il par le souci de produire une certaine homogénéité entre ces vues et celles tournées en studio.
Lors de la demande, malgré une profondeur de champ assez importante, aucun horizon ne se dessine tant le cadre est barré par les montants de la véranda, des branches ou des feuillages. La vue se perd dans un lacis de végétations rendues grisâtres par le noir et blanc assez ombré. À une vie sociale dont Chabrol se fait un délice, à la suite de Flaubert, de rendre tout le pittoresque à travers une galerie de personnages secondaires dessinés avec ironie, Minnelli préfère la vie intime du couple, voire la vie intérieure d’Emma.
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III. Le bal de la Vaubyessard
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Le bal constitue un moment crucial en termes de mise en scène. Relativement anecdotique dans le roman, il prend davantage d’ampleur chez Chabrol, mais surtout chez Minnelli. Les deux cinéastes sont également conscients que, par le nombre de figurants et la complexité qu’il y a à coordonner mouvements de caméra et mouvements d’acteurs, il s’agit d’un passage périlleux – qui, en cas de réussite, ne manquera pas de marquer les spectateurs.
Metteur en scène à Broadway du spectacle des Ziegfeld Follies (qu’il adaptera au cinéma en 1946), puis auteur à Hollywood de quelques classiques de la comédie musicale (Yolanda et le voleur, Le Pirate), Minnelli pense cette séquence comme un « morceau de bravoure » où pourront éclater l’élégance de sa mise en scène et le prestige du studio pour lequel il travaille, la MGM.
Chabrol, en dégageant le bal de ses scories contextuelles (la découverte du château, le dîner, la visite des écuries…), continue quant à lui de montrer une fidélité rigoureuse à la quintessence du roman. Un simple relevé statistique indiquera l’importance que chacun accorde à cette séquence : intervenant plus tôt chez Chabrol (après quinze minutes contre trente pour Minnelli), elle est moins longue autant en durée relative qu’absolue (six minutes trente pour un film de 2 h 15, contre huit minutes pour un film d’1 h 50).
Plus intéressant, évidemment, est la manière extrêmement différente dont la séquence est construite en termes dramatiques dans les deux films.
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A. Vertige du présent
Le principe chez Chabrol est simple, il tient à l’articulation de deux points de vue divergents : Emma découvre et observe un monde qu’elle n’avait jusqu’alors connu que dans les livres ; Charles contemple Emma. Le sort social de ce dernier est réglé en une réplique, inventée par Chabrol (qui pousse d’ailleurs la malice jusqu’à annoncer la venue au bal d’un « Frédéric Moreau », clin d’œil à L’Éducation sentimentale).
Au serviteur qui lui indique la marque du champagne (« Castellane »), Charles répond « Bovary ». Il n’aura dès lors plus aucune interaction, ou tentative d’interaction, si ce n’est avec Emma. Perdu dans la foule, ignoré de tous, il n’a d’yeux que pour son épouse. Cela se traduit d’abord par sa position par rapport à elle (presque toujours derrière, il suit son mouvement) ou dans le plan (à l’arrière, tel un figurant, ou à l’avant-plan mais de dos, comme une silhouette, il tente de l’apercevoir au milieu des danseurs).
Une série de champs-contrechamps ponctue encore la séquence, qui montre son plaisir devant l’élégance de sa femme. Les répliques et observations de Charles qui, chez Flaubert, sont faites en d’autres circonstances (lors du repas, ou du coucher), adviennent désormais lors du bal lui-même – que Charles passait dans le roman à tenter de percer les mystères du whist, loin donc de sa femme. Pourtant, cette modification ne doit pas masquer l’essentiel : Chabrol n’élague pas, et s’il déplace, c’est pour mieux concentrer en une action localisée l’état affectif des personnages.
En épousant précisément le point de vue des deux membres du couple Bovary, Chabrol montre, d’une part, l’extrême prévenance de Charles en même temps que les limites très restreintes de sa curiosité et de sa sensibilité. Emma au contraire s’ouvre à ce monde au point d’être saisie de vertige. Pour nous faire ressentir cet afflux enivrant de sensations, le cinéaste entrelace le point de vue ou d’écoute d’Emma, et des mouvements de caméra ou des cadrages qui saisissent une foule de détails spécifiques à cet événement.
Ainsi, Emma, en traversant la salle de bal, capte-t-elle des bribes de conversations ou des stratagèmes amoureux qui lui laissent entrevoir un monde lointain et romanesque (l’Italie, les billets doux, les paris…). Flaubert procède comme souvent à un glissement discret vers une focalisation interne. Le paragraphe commence par « À trois pas d’Emma, un cavalier en habit bleu causait... » qui pourrait n’être qu’une description neutre, mais qui s’avère en même temps fidèle à ce qu’entend Emma (« Emma écoutait de son autre oreille… »).
Chabrol rend ces effets en combinant mouvement de caméra et mixage : évacuant Charles du champ, le cadre se resserre sur le visage absorbé d’Emma qui, légèrement tourné vers sa gauche, entend avec netteté les propos d’une femme à l’arrière-plan, maintenue dans un flou qui donne à sa parole l’immatérialité d’un parfum embaumant l’air.
Une autre conversation, visiblement post-synchronisée (le mouvement des lèvres ne coïncide pas avec les sons), repose sur ce même principe de la mise-en-avant sonore d’un échange tenu à l’arrière-plan, ce qui permet de montrer, dans le même cadre, celle qui écoute et ceux qui sont écoutés sans le savoir.
Ce passage de l’« objectif » au « subjectif » se fait aussi en sens inverse. Lors de la valse, Chabrol alterne en un même plan ces deux dimensions, comme lorsqu’il quitte le visage d’Emma pour les lustres. Conforme en cela au style de Flaubert, le cinéaste rend compte d’une expérience subjective à travers une masse de détails perçus plus ou moins consciemment – le froissement des étoffes (caméra au sol, mixage qui met en avant le son du tissu – « les jupes se bouffaient et frôlaient »), ou l’éclat du cristal (mouvement de grue ascendant – « les cristaux à facettes, couverts d’une buée mate, se renvoyaient des rayons pâles »). Cet entrelacement du personnel et de l’impersonnel atteint sans doute son point d’orgue lorsqu’Emma, comme dans le roman, ferme les yeux après la valse. Chabrol procède alors à un fondu au noir qui, en épousant le point de vue d’Emma, produit aussi un effet qui renvoie à la neutralité du narrateur (l’ellipse).
Hormis pour le vicomte (joué par le propre fils du cinéaste), qui lui lance plusieurs regards insistants bien que lointains, les personnages, anonymes, n’existent donc pour le spectateur qu’à travers le filtre de la perception d’Emma. Fait remarquable, Chabrol organise une nouvelle rencontre, ratée, entre Emma et le vicomte, à l’opéra de Rouen. La scène, apocryphe, permet au cinéaste de montrer l’importance que le bal a eu pour Emma, et son insignifiance pour le vicomte, habitué à ces occasions mondaines. Surtout, il vient exprimer le sentiment que Flaubert décrivait à la fin du chapitre sur le bal en ces termes : « Ce fut donc une occupation pour Emma que le souvenir de ce bal. […]. [Q]uelques détails s’en allèrent, mais le regret lui resta. »
C’est ainsi le retour, dans le présent, de la figure du vicomte, qui permet au cinéaste de faire comprendre au spectateur que le souvenir de cette nuit est toujours vibrant pour Emma. La mémoire est chose difficile à figurer, à moins d’user de procédés très lourds, dans un art qui se donne toujours au présent. Sans doute est-ce par souci de clarté que Chabrol, si soucieux de fidélité, a décidé de ne pas représenter le souvenir puis l’oubli qu’Emma a de son ancienne vie lorsqu’au cours du bal, elle découvre les visages de paysans écrasés contre les vitres que des domestiques brisent avec des chaises. L’oubli ne peut exister qu’en creux, en négatif, dans la profusion des sensations qui assaillent Emma et l’ouvrent tout entière au présent.
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B. Naissance d’une star
Si fidélité il y a dans la scène du bal de Minnelli, c’est d’abord celle d’un cinéaste à ses propres préoccupations. La danse et l’alcool seront en effet toujours pour lui des sujets d’interrogations existentielles et d’inventions formelles, que ce soit dans la comédie musicale (Brigadoon) ou le mélodrame (Some Came Running). S’appropriant le matériau flaubertien, il le retravaille ainsi presque totalement. D’un point de vue factuel, il conserve surtout, au contraire de Chabrol, la séparation du couple : à Emma la danse, à Charles l’observation des joueurs.
Le vicomte est remplacé par Rodolphe, introduit ainsi plus rapidement. Surtout, ce qui n’était qu’une nouvelle source secrète de mélancolie pour Emma, devient un drame exposant la déchirure du couple aux yeux de tous. De fait, Minnelli insiste sur la dimension du spectacle, comme si le bal mettait en scène « une actrice à son début ». Pour Flaubert, cela n’est qu’une comparaison fondée sur la « conscience méticuleuse » qu’Emma accorde à son habillement. Chez le cinéaste, Emma (et Jennifer Jones avec elle) est le centre de l’attention – elle est, le film étant en cela très hollywoodien, la star de la soirée.
En débutant la séquence par un plan rapproché sur une luxueuse cape qui, en s’ouvrant, dévoile une élégante robe noire, avant qu’un mouvement arrière de caméra et un panoramique vertical nous présente le visage resplendissant d’une jeune femme, il s’agit de montrer, littéralement, la découverte d’un monde. Un contrechamp violent oppose alors les aristocrates se saluant – corps en mouvement saisis par une caméra mobile – aux époux Bovary, cadrés en pieds, en un plan fixe qui, accusant encore leur propre fixité, semble les épingler au décor.
Non seulement ils sont exclus du jeu social, simples spectateurs de l’aisance et de la grâce des autres invités, mais encore semblent-t-ils incapables de faire le moindre geste pour se sortir de leur position. Le marquis, en venant les saluer, rompt leur isolement (entrée de champ, suivi d’un mouvement de caméra très fluide qui les guide jusqu’à la salle de bal). Mais, ce faisant, il instaure aussi une séparation infranchissable entre Emma (la star) et Charles (le simple spectateur). La séquence se construit alors sur un montage alterné Emma / Charles, qui trouve en l’ivresse suscitée par la danse et l’alcool ses points de raccord tragiques.
Dès son arrivée sur la piste, Emma devient le point nodal du bal – ce qui n’était pas plus le cas chez Flaubert que chez Chabrol, pour qui il s’agissait de décrire les flux de sensations qui portaient la jeune femme. Minnelli en fait au contraire à la fois le pivot de sa mise en scène – que ce soit en la distinguant par la blancheur de sa robe, en la plaçant au centre du plan ou en accompagnant sa danse par une caméra serpentine –, et l’objet de tous les regards.
Au début de la séquence, les mouvements de danse et de caméra recomposent sans cesse un triangle de regards au centre duquel elle rayonne. Entourée, encadrée, elle le sera évidemment encore lorsque se reposant sur un canapé, quatre hommes la cernent soudain pour lui proposer une valse. Le jeu des regards, d’une précision absolue, devient vertigineux. Face à son refus, les hommes, d’abord penchés vers elle, se redressent pour échanger, deux par deux, un regard. Au moment exact où ils se détournent, l’attention d’Emma est attirée hors-champ. Le contre-champ nous montre alors son reflet dans un miroir accroché en hauteur, formant une image semblable aux gravures qu’elle avait disposées dans sa chambre puis, après son mariage, dans son grenier.
Tout agit comme si, libérée un instant de la toile d’attention masculine qui se tisse autour d’elle, Emma pouvait saisir ou ressaisir, par l’intermédiaire du miroir, son propre bonheur – et l’éprouvait ainsi plus complètement. Non qu’elle traverse alors le miroir – elle jouit plutôt de s’y trouver à la surface, si bien entourée : elle fait partie de ce monde d’images qui l’a nourrie. Emma goûte alors sans doute cette liberté et cette indépendance dont les femmes de son temps sont privées, qu’elle réclame pour elle-même tout en se sachant condamnée à vivre à l’ombre d’un homme – tel est le sous-texte féministe du film.
Sa tragédie est que ce moment de plénitude est encore vécu sous le regard d’un homme. La scène est encadrée par deux actions : Rodolphe l’observant depuis les escaliers en ne cachant pas son mépris pour le statut social de son mari ; le même Rodolphe qui, sans lui demander son avis, l’emmène valser. En cela, Louis Jourdan donne une parfaite incarnation des aristocrates décrits par Flaubert :
« [À] travers leurs manières douces, perçait cette brutalité particulière que communique la domination de choses à demi faciles, dans lesquelles la force s’exerce et où la vanité s’amuse, le maniement des chevaux de race et la société des femmes perdues. »
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C. Danse et contredanse
« Ils commencèrent lentement, puis allèrent plus vite. Ils tournaient : tout tournait autour d’eux, les lampes, les meubles, les lambris, et le parquet, comme un disque sur un pivot. » Cet effet centripète qui saisit Emma jusqu’au vertige, les deux cinéastes auront à cœur de la traduire par leur mise en scène. Chez Minnelli néanmoins, la question du mouvement est sans doute plus prégnante encore. Il faut rappeler qu’avec Meet me in St Louis (1944), le cinéaste est considéré comme l’inventeur d’un « integrated musical ».
Pour la première fois, les séquences dansées et chantées d’une comédie musicale ne sont plus distinctes de la narration, comme entre parenthèses, mais y participent pleinement. C’est alors les rapports du monde et de la scène, du spectacle et de la vie, qui s’en trouvent redéfinis. La séquence est en cela purement minnellienne : la danse y déborde son cadre social (la piste), pour s’esquisser et prendre forme dans le moindre geste. Si, d’un côté, Emma ne semble la vivre que dans sa forme la plus ritualisée, il est néanmoins évident qu’une force la traverse, la porte, qui dépasse la danse (comme lorsqu’elle tournoie sur elle-même avant de tomber sur le canapé).
Cette ivresse du mouvement, le cinéma ne se contente pas de la décrire, mais en offre par ses propres moyens, une certaine forme d’expérience. Grâce au mouvement des acteurs qui semble légèrement accéléré, au rythme de la musique, au contre-champ sur les murs et le plafond qui abandonne tout souci de netteté, le film produit chez le spectateur l’impression de tourbillonner. Lorsque les vitres sont brisées au moment où le couple Emma-Rodolphe passe en valsant, la puissance de leur tournoiement semble se propager jusque dans le lieu lui-même. Tout, en tout cas, tourne autour d’eux.
Mais, de son côté, Charles danse aussi. Ou, plutôt, il est pris dans des flux. Parce qu’il ne sait pas où se mettre, il se trouve coincé parmi les joueurs, porté par eux, à l’avant-plan ou sur les bords du cadre. Parce qu’il essaie de se fondre aux autres, il reproduit leurs gestes, toujours à contre-temps, ou surgit dans le cadre (notamment pour donner du feu). Parce qu’il boit trop enfin, il vacille et titube, jusqu’à arriver sur la piste, où les autres danseurs l’emportent dans leur tournoiement. Tous ces gestes, volontaires ou non, finissent par devenir une danse et l’envers d’une danse, un mouvement qui l’étreint et le dépossède tout à la fois, avant de le jeter sur la scène, face à sa femme.
L’ivresse de l’alcool rattrape alors le vertige de la danse, la réalité le rêve. Emma et Charles apparaissent sans aucun doute comme opposés : l’une danse avec élégance, en rythme, et est le centre de l’attention ; l’autre ne « danse » qu’à contre-temps, malgré lui, et est ignoré de tous. Minnelli néanmoins, par un savant jeu de raccords, suggère qu’ils sont en réalité davantage comme l’envers et l’endroit – condamnés à aller ensemble. Tout au long de la séquence, le cinéaste aura raccordé le verre (matière et objet) qui renvoie à l’alcool au cristal qui plane en flocons sur la piste.
Le point le plus achevé de cette coalescence figurative intervient lorsque, entre les plans de fenêtres brisées par les serviteurs, surgit celui de Charles faisant chuter un plateau d’argent. Il faut alors se souvenir que, derrière les fenêtres, Emma voyait dans le roman les visages de paysans lui rappelant ses origines. Charles apparaît ici, lui qui semblait la source d’une émancipation sociale, comme le rappel tragique de cette ancienne vie. C’est donc à partir de la danse, motif minnellien s’il en est, que le cinéaste retrouve Flaubert – la scène de bal marque une brisure définitive au sein d’un couple qui ne peut cependant se séparer.
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IV. L’épisode du pied bot
Fidélité revendiquée de Chabrol contre infidélité absolue de Minnelli
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Cet épisode consacré à l’opération ratée du pied d’Hippolyte figure au chapitre XI de la deuxième partie du roman. Ce passage est particulièrement marquant pour plusieurs raisons.
D’abord la description de la meurtrissure du pied, particulièrement répugnante, représente ce réel qu’Emma veut obstinément mettre à distance et qui revient dans sa vie comme une dégénérescence, un mal qui lui paraît extérieur mais dans lequel elle possède une part de responsabilité qu’elle ne veut jamais assumer.
Ensuite, la progression catastrophique de ce qui arrive à Hippolyte (une opération inutile qui se termine par une amputation) reprend, sous un mode mineur, comme dans un médaillon, ce qui arrive à Emma elle-même : plus qu’une reprise, ce peut être aussi pour le lecteur la révélation de cette logique du pire qui structure le roman. Le ton d’humour noir est particulièrement net dans ce passage, et l’ironie des actes et de leurs conséquences y est sans cesse marquée, à l’égard du scientisme et des motivations de respectabilité sociale, dont Homais est le porte-parole, comme à l’égard de la religion.
Enfin, autour de cette opération, Flaubert dresse un portrait à charge de chaque personnage, ou du moins fixe les caractères de manière nette et indélébile : le conformisme d’Homais, la soif de gloire ou d’honneur d’Emma, la mollesse bonhomme de Charles. Le pied d’Hippolyte cristallise ces désirs et ces frustrations, et articule plusieurs dimensions du récit. Si la fin du chapitre est terrible pour Hippolyte, elle l’est aussi pour le couple Bovary, puisqu’Emma se voit confortée dans ses désirs d’adultère.
C’est pour toutes ces raisons que Chabrol adapte très fidèlement cette séquence, dont il ne sacrifie pas la longueur (dix minutes précisément). Que signifie ici ce terme de fidélité dans l’adaptation ? Il s’agit de la conservation de la progression dramatique ainsi que des scènes qui s’éloignent un peu de l’efficacité dramaturgique au nom de la description des caractères. C’est ainsi que Chabrol tient à conserver absolument l’origine de l’opération, à savoir l’idée d’Homais et l’enthousiasme d’Emma qui arrivent à convaincre vite Charles, ainsi que la réticence d’Hippolyte et les encouragements d’Homais.
Chabrol conserve la ligne du roman qui part du pharmacien pour conduire à Rodolphe ; il conserve la présence constante d’une bonne partie du personnel romanesque : Madame Lefrançois, l’abbé Bournisien, même le chirurgien Canivet qui a droit à son réquisitoire, et les villageois anonymes dans la salle de billard comme à l’extérieur. Il s’agit de tenir à la fois la chronique d’un couple qui va se défaire définitivement et celle d’un village face à la modernité de son époque. En ne privilégiant pas une trame sur l’autre, Chabrol garde le drame intérieur et la comédie bourgeoisie.
L’intérêt de cette page d’adaptation vient de la façon dont le cinéaste se trouve obligé de rendre la séquence plus fluide, plus resserrée, et, en conséquence, de rendre les effets cinématographiques plus marquants et plus nets. Le passage sur la « stréphocatopodie » est conservé, mais resserré : alors que dans le texte de Flaubert, il s’agit d’incises ironiques par lesquelles le romancier se moque du langage scientifique et de sa prétendue précision, emblème sans doute d’un discours qui se vide alors qu’il cherche au contraire à s’arrimer à la raison et à la vérité, le cinéaste raccourcit la phrase, ne garde que les mots incompréhensibles soulignés par le ton ironique de la voix off et cadre par un lent travelling le visage de Charles.
Les attributs scientifiques disparaissent peu à peu du cadre et il ne reste à la fin du mouvement de caméra que le visage désemparé de Charles, perdu au milieu d’un langage qu’il ne comprend pas. Le metteur en scène met toujours en relation une action avec une expression : l’ironie non seulement ne doit pas être gratuite, mais elle est forcément reliée à la trajectoire psychologique d’un personnage.
La lecture du journal offre à Flaubert l’occasion d’une grande parodie du discours progressiste. Chabrol met en avant surtout une phrase prononcée par Homais, et une expression : « les efforts de l’art », à laquelle Jean Yanne donne sa gouaille. Il a besoin du texte de Flaubert, mais pas de tout le texte : seulement de ce qui permet de créer une mise en scène, c’est-à-dire de montrer une réaction sur un personnage. Il filme alors le discours en un lent panoramique : d’abord le cadre met en scène à table Emma et Charles, avec au milieu Homais debout, trônant, puis il resserre le cadre sur Charles par un mouvement de travelling avant et enfin la caméra, dans le même mouvement, filme Homais et s’arrête sur Emma, souriante, seule dans le cadre.
En un seul mouvement, Chabrol dresse le théâtre de la respectabilité et celui du couple. Le son développe le discours enflé et vaniteux ; l’image s’arrête sur les changements au sein du couple, sur la fierté d’Emma comme la promesse d’un amour conquis. La mise en scène s’attache à montrer les rapports de force et les vanités en un plan : il s’agit d’un impératif d’économie et de lisibilité. Chaque plan sert à savoir où Emma en est dans sa relation à Charles.
La grande force de cette séquence vient du choix de Flaubert : les circulations d‘un paragraphe à l’autre sont dramatisées, et chaque fin de paragraphe s’apparente à un couperet. C’est en ce sens qu’on peut voir dans le texte des anticipations du cinéma. La structure des unités de sens ressemble à des fabrications d’unités autonomes, presque autarciques avec leur mouvement propre et leur vie intérieure. On retrouverait presque une description de ce qu’est un plan au cinéma. Le passage d’une phrase à l’autre est alors pensé avec la même profondeur qu’un cinéaste peut penser un raccord ou un événement de montage.
C’est le cas à deux reprises dans cette séquence, lorsque Flaubert invente une violence littéraire dans le passage d’un point de vue à un autre, et que Chabrol la reprend, avec une grande simplicité, par le montage.
D’abord, lorsque Hippolyte souffre pour la première fois : Chabrol fait suivre le gros plan sur le sourire d’Emma par la voix off d’Hippolyte suppliant. Ce n’est pas exactement le texte de Flaubert, qui, lui, juxtapose la « cure remarquable » telle qu’elle est décrite par le journal et l’appel effrayé de la mère Lefrançois. Mais c’est le même effet. Chabrol se contente aussi d’opposer un gros plan de visage harmonieusement éclairé à un plan d’ensemble de village noyé par la nuit.
Second exemple, à la fin de la séquence, qui figure également dans le texte : Emma quitte Charles, furieuse et ferme « la porte si fort que le baromètre […] s’écrasa par terre ». Puis elle rejoint Rodolphe. Chabrol utilise le fracas du baromètre comme point de coupe. Il amplifie le bruit et raccorde directement sur le visage de Rodolphe. L’effet sonore peut sembler caricatural, mais le cinéaste utilise le détail du texte pour commenter la rage d’Emma et montrer le retour de l’adultère.
Nous pouvons encore nous concentrer sur un détail : Chabrol nous montre en réalité d’abord Emma attendant Rodolphe avant de nous faire entendre la phrase de Flaubert (« Ils recommencèrent à s’aimer ») et de nous présenter Rodolphe. Cet exemple relève à quel point la mise en scène et le montage s’appuient sur le texte pour s’imposer comme des mouvements d’accélération, de contraction et d’expansion, de brutalité et de silence. On peut parler de fidélité à l’intrigue ; il s’agit aussi ici de la fidélité à un mouvement de dramaturgie impérieux, dont le cinéaste essaie de glorifier la souveraineté par les moyens de la mise en scène cinématographique.
Dans le cas de Minnelli, l’intérêt de la séquence provient de son infidélité : Charles, au dernier moment, juste avant l’incision fatale, libère Hippolyte. Il ne l’opère pas. Minnelli dépeint certains caractères, mais il en donne sa propre version, sans se soucier de coller à la lettre du roman. C’est la séquence la plus importante du film avec le personnage d’Homais. Mais Minnelli grossit délibérément le trait : c’est certes un héraut du scientisme, mais la vanité et l’égoïsme sont évidents et immédiats.
Mais la caricature n’est pas un contresens : Minnelli ne veut pas faire vivre un village de façon réaliste, ses personnages représentent une certaine forme d’horreur sociale et c’est Homais qui a la charge de porter cela, car les autres personnages secondaires, qui n’accélèrent pas directement le destin de Madame Bovary, sont effacés. Pour la cohérence dramatique du récit, Minnelli garde essentiellement deux faits : Emma pousse Charles à pratiquer l’opération, ce qui fait de l’opération un révélateur de l’amour que Charles porte à Emma ; les mobiles sont la célébrité et la gloire, enfin le désir de s’inventer une autre réalité.
Cette scène permet au cinéaste de faire deux portraits. D’abord celui d’Emma en enfant inconsciente des conséquences de son désir, mais sachant confusément que derrière ses aspirations, il y a une attraction vers la mort. La sauvagerie et la rage se lisent sur le visage de Jennifer Jones, et tout de suite après, l’abattement et le désarroi. Emma est peinte entre deux excès, et conformément aux codes hollywoodiens, le sentiment se doit d’être exprimé et expressif. La présence de Charles et ses mots consolateurs permettent au spectateur de comprendre ce personnage de femme insatisfaite mais aussi d’avoir pitié. La mise à distance n’est pas radicale.
Mais le portrait déterminant est celui de Charles, que Minnelli se refuse à condamner ou à enterrer : Charles est une conscience lucide, son refus d’opérer n’est pas une lâcheté mais un acte de courage tant tout le monde autour de lui le pousse à pratiquer cette opération. Le comportement de Charles est juste, mais il est solitaire, et la lucidité du regard qu’il porte sur lui-même ne lui permet pas d’aider sa femme. Minnelli dépeint Charles comme un homme droit pour faire d’Emma, en contrepoint, la victime de son idéalisation. Cela lui permet de montrer au spectateur qu’il existe une façon acceptable d’être dans la réalité, tout en refusant la vanité (les habitants d’Yonville) et la tristesse (Emma). Ainsi, l’adultère apparaît comme une erreur causée par sa passion morbide, et non comme la conséquence du caractère de Charles.
Minnelli essaie de donner du Réel une image qui ne soit pas que négative : il s’agit surtout d’une épreuve qu’Emma ne sait pas surmonter, mais que Charles s’efforce de regarder. Dans les deux cas, la société est vue comme un emprisonnement inéluctable, et lorsque Charles opère, le plan est implacable, avec ses villageois en profondeur de champ, qui regardent Charles comme des vampires assoiffés. Mais Minnelli tient à montrer que le choix d’Emma n’est pas fatal, que la cause remonte à ses passions et non à la société en tant que telle. Il mélodramatise l’œuvre de Flaubert, mais il met en avant la douleur des sentiments en peignant une âme perdue. Minnelli exprime ici une tension infernale et sauve Charles.
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V. La mort d’Emma
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La question que pose le chapitre VIII de la troisième partie à l’adaptateur est celle de l’émotion. Comment le spectateur doit-il regarder Emma à ce moment-là et comment représenter ses souffrances ? Est-ce que ce sont des promesses de libération, des châtiments mérités ? Qu’est-ce qui reste d’Emma ou qu’est-ce qui s’accomplit de son destin à ce moment ?
La scénographie de Flaubert est extrêmement précise et situe les personnages, les gestes et les attitudes de chacun avec une théâtralité assumée. C’est une mort tragique, qui réalise la destruction méthodique et totale d’un être. Tout le chapitre tend vers cette dernière phrase, sèche et impitoyable : « Elle n’existait plus. »
Puisque l’organisation narrative par Flaubert est particulièrement rigide et concertée, les choix de l’adaptateur sont finalement nombreux : respecter au plus près cette scénographie (ce qui est le choix de Chabrol), rechercher l’émotion et le lyrisme (voie tracée par Minnelli) ou inventer quelque chose de totalement différent et trahir totalement le roman.
C’est le choix qu’a fait Manoel de Oliveira dans sa libre adaptation, Val Abraham. Ce film est d’un accès difficile ; en revanche, la fin peut être étudiée avec profit et ne pose pas de difficultés majeures de compréhension. Elle peut même choquer les élèves, tant Oliveira change tout. Elle leur permet alors de prendre conscience des puissances et parfois des limites de la réécriture et de l’adaptation.
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A. Le respect scénographique (Chabrol)
Chabrol filme avec attention la disparition inéluctable d’un être, mais son regard paraît froid, clinique presque. Il utilise des éléments de langage cinématographique qu’il n’avait utilisés auparavant avec une aussi grande insistance : la voix off d’Isabelle Huppert pour dire les tourments de la pensée d’Emma, les flous de la caméra subjective pour faire ressentir les confusions de la perception, les fondus enchaînés qui montrent l’accélération dramatique de la santé d’Emma et la certitude de sa mort.
Il serait intéressant de demander aux élèves à ce moment ce qu’ils ressentent devant le spectacle de son dépérissement, s’ils sont étreints par la pitié ou la tristesse. Chabrol, à ce moment, ne choisit pas des codes naturalistes de représentation : la peau est beaucoup trop pâle, les glaires rosâtres sont trop colorées. Il paraît au contraire exhiber des artifices théâtraux qui mettent une distance entre le regard du spectateur et le calvaire d’Emma. Le cri de Jean-François Balmer, presque étranglé, fait entendre une voix de fausset. Il y a peu de lyrisme, et Chabrol conduit la scène vers une parodie de cinéma fantastique (la surimpression de l’Aveugle sur le visage exorbité d’Emma, comme un spectre qui la hante pour ses derniers instants). Le visage d’Emma, en particulier, n’a plus du tout une couleur de chair, ni même une teint de pourrissement. Il crie la poudre et le théâtre.
La première raison peut être une écoute attentive du ton de Flaubert, une mise en scène sèche d’une situation grandiloquente, opératique. Peut-être, mais la fatalité de son inexistence ne semble pas être la conclusion de cette séquence. Chabrol utilise la dernière parole que prononce Charles dans le roman : « C’est la faute de la fatalité ! » Il ne la prononce pas devant Homais mais devant Rodolphe : Chabrol essaie ici de respecter la dernière apparition de Charles et l’esprit du roman dans un geste de condensation qui n’est pas exactement une trahison. Il essaie de tenir compte d’une pesanteur tragique.
Une seconde raison est qu’ici la scène de la mort d’Emma est une offrande offerte à son actrice, Isabelle Huppert. Elle déploie ici sa science du jeu et paraît synthétiser toutes les caractéristiques qui permettent souvent d’anticiper ses gestes. Le cinéaste réduit de plus en plus le jeu de l’actrice à l’expression de son visage. Il lui permet de déployer ses changements d’intonation et même de voix au cours de la même séquence, d’utiliser son sourire comme un masque ou une fin de non-recevoir, de travailler le passage brutal et imprévisible de l’immobilité au spasme.
On retrouve un plan qui ne cessera de fasciner Chabrol dans ses autres collaborations avec elle : le visage froid comme un masque d’où coule une larme, plan ici repris deux fois. En fait, Huppert joue l’alliance de l’excès et de la rétention. Le maquillage blafard l’amène vers des poses de plus en plus rigides et presque inexpressives. Elle ne joue absolument pas la fièvre ou la perte de contrôle du corps. Au contraire, tout son jeu témoigne d’une très grande maîtrise des rythmes et des respirations, de la continuité et de la rupture. Le paradoxe de cette mise en scène est qu’on distingue comme jamais le jeu de l’actrice. Le regard étrange de Chabrol sur le personnage vient sans doute du fait qu’à cet instant la douleur d’Emma disparaît derrière la fascination qu’il éprouve pour le jeu de son actrice.
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B. Le lyrisme (Minnelli)
Les conventions hollywoodiennes éloignent Minnelli de tout respect naturaliste. La mort d’Emma est stylisée de façon à représenter la conception qu’Hollywood se faisait d’un jeu tragique. Minnelli suit son héroïne avec un très grand respect du tourment et de la passion. Il refuse les moments de distanciation et cette fin est tragique parce que jamais il n’abandonne son héroïne à sa solitude.
La mort annoncée est d’autant plus poignante qu’Emma ne cesse d’être aimée par un mari qui, en retour, ne cesse jamais d’être aimable, sans pour autant ressembler à un séducteur. Minnelli peint une femme aux proies à une fièvre intérieure qui la consume et dont elle ne peut se délivrer. Si le visage n’est jamais martyrisé par la lumière, si le cinéaste ne fait rien pour défigurer son actrice, il veille à ce qu’elle luise pendant toute son agonie : la sueur est palpable, essentielle. Le cinéaste veille à ce que les gestes soient décisifs : il montre le bocal d’arsenic et les gestes compulsifs de l’empoisonnement mais refuse de présenter le visage dégradé de son personnage, laissé hors-champ.
Le jeu américain recherche l’hystérie, la violence du geste, la crispation des membres. De fait, la mort est représentée par des actions métonymiques qui mettent en jeu les mains (crispées) ou le dos (courbé, vaincu). Tous les personnages ne cessent de pleurer, de Justin qui la surprend à la pharmacie à Homais qui la plaint, jusqu’à Charles qui la soutient dans ses derniers instants. Il n’y a aucune ironie ici, mais les retrouvailles de deux âmes séparées qui ne s’unissent pas vraiment.
Minnelli recherche absolument toutes les manifestations du sentiment : baiser à l’enfant, étreinte entre mari et femme, colère du mari devant le silence du Ciel, abandon de la femme livrée à une fureur vide. Charles et Emma se touchent, s’embrassent, se rapprochent, sans aucune dévotion. L’amour est impuissant devant le désastre d’un individu. C’est cette incompréhension que filme Minnelli en théâtralisant les derniers gestes d’Emma comme dans un opéra baroque.
La musique est ici essentielle : elle commente les tourments des personnages et devient suffisamment docile et variée pour suivre les modulations de leur être. L’art hollywoodien de l’apogée n’est pas une caricature des caractères mais une célébration des affects, y compris face à la mort.
Bien entendu, Charles est ici plus responsable, plus viril, plus affirmé que chez Flaubert. Il n’est jamais placé du côté de la médiocrité, mais est seulement toujours honnête avec ses aspirations, là où Emma recherche l’extase et le sublime. Charles est solide, rivé à la terre sans aucune niaiserie. Est-ce un contresens ou une intelligence plus fine du rôle dramatique du mari d’Emma ? Les qualités de Charles rendent la tragédie plus intense. Minnelli ignore les contrepoints ironiques ou opaques du roman moderne. Il exalte la passion et observe ses manifestations, l’aveuglement comme l’abandon.
La situation est plus simple et plus univoque que chez Flaubert ; la cruauté ne prend pas les mêmes atours et en se fait jamais aux dépens des personnages. Ce qui compte pour lui n’est pas de faire durer la scène plus que de mesure (ce que fait Chabrol, en suivant Flaubert), ni de jouer avec les conventions de la représentation (ce que fera Oliveira). L’art hollywoodien sert à exalter les âmes individualistes jusqu’à la confusion et l’outrance et met en évidence le point culminant de l’irréparable. Le tragique ici n’est ni la laideur, ni l’opacité de la conscience mais le partage d’un sentiment d’irréparable. C’est toujours l’émotion qui guide la mise en scène et qui justifie la création des caractères.
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C. La réinvention de la mort d’Emma (« Val Abraham », de Manoel de Oliveira)
Oliveira décide de transformer radicalement la situation inventée par Flaubert. Alors qu’Emma souffrait dans son lit, cette Ema marche avec une joie mêlée de gravité vers la rivière, traversant une orangeraie. Pas d’empoisonnement, mais une attitude ambigüe, à la fois volontaire et passive, qui peut indiquer le combat avec le réel comme la résignation funèbre ; pas de posture tragique, mais un mouvement conquérant vers l’avant ; pas de spectre ni de châtiment, mais la célébration de la couleur et de la nature.
L’Ema d’Oliveira sourit, s’ouvre sur la vie, touche les branche des orangers et s’épanouit dans une solitude acceptée et recherchée. La sonate au Clair de Lune de Beethoven rend l’attitude d’Ema plus ambigüe et plus déchirante. La musique donne un contrepoint à l’avidité de liberté et de jeunesse. Même la mort est difficile à interpréter : Ema tombe du ponton et se noie. L’accident peut symboliser une contingence pure, gratuite ; il signale la marque du destin ; il peut aussi figurer la façon dont Ema rencontre sans se l’avouer absolument son désir de mourir.
Ce qui étonne ici est que les causes de la mort sont moins nettes que sa certitude et sa cruauté. Oliveira filme exactement les derniers mots de Flaubert : « Elle n’existait plus. » Ce qui guide ses décisions de metteur en scène, c’est précisément cette rupture absolue entre l’instant d’insouciance et de plénitude et la netteté sèche de la disparition. Le cinéaste ne montre pas la chute dans l’eau : il fait entendre simplement son bruit, le reste étant situé hors-champ. La mort n’est pas représentée comme une défiguration ou un excès, mais comme une absence radicale. Il s’agit d’une très grande leçon d’adaptation : non pas respecter les personnages ou les dispositions entre eux, non pas respecter la scénographie mais traduire par ses propres conceptions de mise en scène un rapport proche à l’existence.
Oliveira n’est peut-être fidèle qu’à une seule phrase, mais cela suffit. Il trouve alors une pudeur romantique pour dire ce basculement terrifiant de l’existant à l’inexistence absolue.
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VI. Le travail du son
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L’adaptation suppose de transformer les mots en différentes « matières d’expression » cinématographiques, à savoir des images, des mentions écrites, des bruits, du son verbal, du son musical. Si nous avons prêté une attention soutenue à l’image, aux mouvements de caméra et au montage, il convient également d’écouter les deux films, qui ont chacun un traitement extrêmement distinct du son.
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A. Privilège de la parole
En s’ouvrant sur un procès, le film de Minnelli ne peut manquer de placer au centre de son dispositif d’adaptation la parole. La voix de Flaubert retentit à plusieurs reprises en off, une fois le récit entamé, et semble même parfois diriger la caméra, comme lorsque celle-ci parcourt la chambre d’Emma. De manière générale, le film est caractérisé par le voco-centrisme typique des productions hollywoodiennes.
Les dialogues sont presque toujours audibles, mieux : mis en avant. S’ils ne le sont pas, c’est qu’ils sont recouverts par une autre voix (ainsi, lorsque Homais interfère avec la récitation enflammée de Léon, lors de la réception organisée par Emma). Rien de l’environnement ne vient brouiller l’écoute de la parole. La raison en est simple : celui-ci n’existe pratiquement pas. Hormis les sons directs les plus évidents, dont on voit la source à l’écran et qui sont le produit direct d’une action des personnages (Charles se cognant la tête contre une lampe, par exemple), il n’y a presque aucun son d’atmosphère.
Lorsque Emma, aux Bertaux ou à Yonville, est à sa fenêtre, ni les bruits de la basse-cour, ni les bruits de la ville, ne nous parviennent. A peine entend-on le gloussement chétif d’une poule quand Charles quitte la ferme des Rouault. La voix et la musique composent l’essentiel de la bande sonore.
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B. L’étoffe sensible d’une époque
Pour Chabrol, le son est une autre manière de poursuivre son désir de fidélité presque absolue au roman. L’environnement de chaque lieu est en effet rendu dans toute son épaisseur matérielle. Ainsi, il est possible d’entendre « le bruit gai d’un troupeau d’oies retentissait près de la mare » lorsque Charles fait sa visite à la ferme des Bertaux, mais aussi, plus généralement, celui des poules, dindons, et autres animaux mentionnés par Flaubert.
En s’évitant de faire un plan spécifique sur les oies, Chabrol rend sa mise en scène plus fluide, et surtout trouve par le plan large sur la ferme, accompagné de la « mise en avant » de ses sons, une manière de produire l’effet de densité descriptive tel qu’il existe dans le roman.
Il en va de même lorsque Emma et Charles partagent leur premier verre. On entend alors littéralement les mouches voler (« Des mouches, sur la table, montaient le long des verres qui avaient servi, et bourdonnaient en se noyant au fond, dans le cidre resté. ») Ce souci de donner aux lieux une chair sensible, une palpitation, est partout présent : dans le jardin de Yonville, où l’on entend oiseaux et grenouilles ; à Rouen, où un bateau siffle au loin et où les pavés résonnent du fracas des diligences ; dans tous les intérieurs enfin, où le tic-tac des pendules ponctue presque toujours les conversations.
Les bruitages ne sont pas l’accompagnement nécessaire, mais minimal, d’une action visible – ils sont ici ce qui déplie la scène pour l’inscrire dans le monde, comme lorsqu’une toux discrète, venue du hors-champ, accompagne Emma tandis qu’elle compose au piano ; ou lorsque les cloches de l’église résonnent, dans une scène d’intérieur, avec le carillon de la pendule.
Comme on l’a explicité lors de l’étude de la séquence du bal, Chabrol fait aussi un usage dramatique du son. Par le mixage (ce qu’il met « en avant », ou « en retrait »), il peut faire passer à l’arrière-plan une conversation au moment où une autre se noue (Homais déblatérant à l’attention de Charles / Emma et Léon évoquant leur amour de la musique, ce qui suggère déjà la capacité de la jeune femme à s’abstraire d’une situation pour ailleurs son intérêt).
La focalisation peut encore être suggérée par le jeu de l’actrice (une fixité connotant l’attention), le cadrage (Emma tournée vers la personne en train de parler) ou un mouvement de caméra qui accompagne la venue à la conscience (l’écoute) d’une parole. L’un des exemples les plus subtils de ce point d’écoute subjectif intervient après une rencontre amoureuse dans les bois entre Emma et Rodolphe. Après la relation (passée sous ellipse), un sourire vague planant sur le visage absorbé d’Emma qui tient appuyée sa tête contre sa main, Chabrol fait entendre « des cloches du soir », puis, au moment où la caméra s’élève vers les frondaisons, « des voix de la nature » (sous la forme de vocalises qui durent à peine quelques secondes). C’est précisément ainsi que, dans le roman, la jeune femme décrit plus tard les élans de sa passion à son amant. À ce moment-là, Chabrol, contre le rendu « naturaliste » de la situation et la vraisemblance, préfère l’expression des élans affectifs d’Emma et de son imaginaire romantique.
Pour conclure ce point, il convient de s’arrêter sur ce qui pourrait être la « tarte à la crème » des bruitages : le son des horloges. Rien de plus simple, et de plus évidemment significatif, que de placer un « tic-tac » plus ou moins discret dans une scène. Le film de Chabrol n’en manque pas, où chaque séquence d’intérieur est martelée par le bruit du balancier (surtout dans les maisons de Yonville), ou le carillon (dans la chambre de Rouen que partagent Emma et Léon). Non sans ironie, le cinéaste accompagne même une lecture de Lamartine par Léon (« Ô temps, suspends-ton vol »), lors d’un de ses après-midi de doux ennui qui caractérisent la vie dans une petite bourgade, du son d’une horloge.
Mais Chabrol en fait toujours un usage d’une extrême minutie, se montrant encore en cela fidèle à Flaubert. L’écrivain noue en effet, en trois occurrences, le temps des horloges et les bruits de l’âtre pour signifier l’étouffement domestique : quand Emma commence à se languir chez elle (« Car, enfin, Charles était quelqu’un, une oreille toujours ouverte, une approbation toujours prête. Elle faisait bien des confidences à sa levrette ! Elle en eût fait aux bûches de la cheminée et au balancier de la pendule. ») ; lorsque, après le bal, la solitude se fait plus oppressante (« La cheminée était éteinte, la pendule battait toujours, et Emma vaguement s’ébahissait à ce calme des choses, tandis qu’il y avait en elle-même tant de bouleversements. ») ; enfin, lors de son agonie (« Elle s’épiait curieusement, pour discerner si elle ne souffrait pas. Mais non ! rien encore. Elle entendait le battement de la pendule, le bruit du feu, et Charles, debout près de sa couche, qui respirait »).
Chabrol reprendra cela directement. Dans le dernier exemple en particulier, le cinéaste tient à ajouter, au fond immuable que constitue le battement de la pendule, un jeu sur le craquement et le crépitement du bois. Ainsi, le feu qui agite Emma se trouve définitivement domestiqué. Il est le sceau, discret mais définitif, du confort et de l’ennui qui auront marqué sa vie. S’il faut une attention soutenue au spectateur pour prendre réellement conscience de ce travail sur le son, les bruits des horloges et du feu n’en constituent pas moins, comme la présence vague de Charles lui-même, l’ambiance toujours présente de son dépérissement.
Raphaël Nieuwjaer & Jean-Marie Samocki
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• La genèse de « Madame Bovary » dans la correspondance de Flaubert, par Philippe Labaune.