« Mademoiselle de Joncquières », d’Emmanuel Mouret
Emmanuel Mouret est un cinéaste français qui, jusqu’à aujourd’hui, s’est épanoui dans le genre de la comédie. On l’associe très souvent à l’adjectif rohmérien, car dans son cinéma la parole est cruciale et détermine la mise en scène.
Les personnages explicitent leurs sentiments au moment même où ils naissent, sans toutefois parvenir à exprimer leur vérité et à ne pas se mentir. L’humour provient alors de ce décalage entre sentir et dire, aimer et séduire, s’approcher du corps de l’autre et réussir à le toucher.
C’est toutefois très réducteur, tant Mouret s’appuie sur une histoire du cinéma français plus ample qu’un simple nom, et qui passe par le sensualisme de Jean Renoir comme par la férocité de la formule chère à Sacha Guitry. Mademoiselle de Joncquières confirme un changement dans son œuvre : la comédie n’est plus le genre prédominant.
Mouret cherche surtout l’émotion ou l’émoi du sentiment amoureux, et la palette s’est élargie, de la rencontre à la séparation, voire à l‘amertume de la séparation. Les personnages d’aristocrates de son dernier film permettent d’inscrire ses préoccupations dans un autre cadre historique et culturel. Le siècle des Lumières, ses troubles et sa recherche d’analyse, est l’occasion de donner une autre profondeur à ses récits.
Pourquoi situer pour la première fois un de vos films au XVIIIe siècle ?
Le point de départ est très prosaïque : il s’agit d’une idée de mon producteur. Il m’a proposé de faire un film à costumes. Les personnages parlent beaucoup dans les films que je réalise, ils argumentent, s’expriment à voix haute. Cette langue passe peut-être plus facilement lorsqu’elle est située dans le passé, les dialogues paraissent plus naturels dans ce cadre. J’ai pensé très vite à ce récit de Diderot qu’on retrouve dans Jacques le fataliste et son maître. Je l’avais découvert peu de temps après le lycée, je ne sais plus si cela date des mes études à la Femis ou juste après, à la sortie de l’École.
J’aimais beaucoup la façon dont Diderot s’autorise à digresser à l’intérieur de son récit. Il donne à penser de manière extrêmement divertissante. Son récit est par ailleurs paradoxal, il ne porte pas vraiment un point de vue moral sur le monde, il interroge la morale elle-même. Son récit permet alors une multitude d’interprétations.
Vous gardez la ligne générale du récit, mais son équilibre n’est pas le même du tout. Vous étoffez beaucoup le début.
Je voulais suivre l’évolution intérieure de la marquise, la faire partager au spectateur. C’est une femme seule qui ne croit pas à l’amour, puis elle devient amoureuse, même très amoureuse, elle se sent blessée et cherche à se venger de cette douleur. Diderot enchaîne très rapidement sur ce désir de vengeance. Or, je voulais au contraire que le spectateur comprenne la progression de ses sentiments.
Cette veuve, qui est une femme indépendante, est quand même pleine d’esprit. Elle ne partage pas les idées des libertins, elle se voit bien plus religieuse, bien plus morale aussi, mais elle a le goût de la dispute intellectuelle, de la conversation. Elle possède même davantage d’esprit que le marquis. Je voulais la montrer en train de se moquer des sentiments mais aussi montrer le moment où elle sombre. Face à elle, je voulais aussi montrer le marquis, montrer comment il est charmé par elle.
Madame de la Pommeraye est-elle une Tourvel qui devient une Merteuil ?
On peut le dire ainsi, mais étrangement je ne me la suis jamais résumée en ces termes. Quand j’écris, je mets de côté tous ces rapports, toutes ces références. Il est difficile de les oublier, on en est nourri, et la question du libertinage amène forcément le souvenir des Liaisons dangereuses. Mais mon but n’était pas du tout de transposer des personnages qui sont devenus des archétypes. Je me suis plongé dans une idée de ces salons, je voulais m’approprier ces lieux où on manie les idées avec tant d’habileté. Je voulais également que Cécile de France amène sa sensibilité, sa chaleur humaine.
Robert Bresson avait déjà adapté, avec « Les Dames du Bois de Boulogne », le même récit de Diderot.
Oui. De ce film on garde une image très forte de l’interprétation de Maria Casarès pour le rôle de Madame de la Pommeraye.
Je n’ai pas cherché à reproduire ce hiératisme si sévère. J’ai cherché quelque chose de plus aérien, de très spirituel.
Comment avez-vous écrit les dialogues ?
J’ai essayé d’être le plus fidèle possible à Diderot. Truffaut disait que pour un roman de gare, vous pouviez tout changer, que vous n’aviez qu’à garder l’armature. Ici, il faut garder l’esprit, j’ai conservé les dialogues quand il y en avait et il y en a très peu dans ce récit. J’ai composé les dialogues à tâtons, je me suis lancé et quand j’avais un ensemble achevé, je l’ai fait lire à une amie qui enseigne le XVIIIe siècle.
Elle m’a rassuré, elle m’a confirmé que le dialogue était fait pour être entendu aujourd’hui, ici et maintenant, qu’il n’était pas un pastiche, que je ne cherchais pas une conformité qui d’ailleurs est totalement fantasmée. Mon costumier m’a dit la même chose : il y avait autant de modes qu’aujourd’hui, chaque saison apportait son renouvellement. Il fallait rechercher par les costumes comme parmi les dialogues un esprit et non une imitation. Tout cela est très artisanal.
Mettez-vous en place beaucoup de didascalies au moment de l’écriture du scénario ?
Non, très peu. Les déplacements des acteurs et le jeu s’élaborent au moment des lectures puis du tournage. L’idéal est même de faire lire aux comédiens un scénario sans aucune didascalie.
On peut pourtant repérer dans le film un motif de jeu, qui revient souvent, et qui devrait figurer explicitement dans le scénario : il s’agit du sourire.
Ce motif du sourire m’évoque un film plus dramatique que j’ai tourné il y a cinq ans : Une autre vie. Virginie Ledoyen y interprétait une femme blessée et la meilleure façon que j’ai trouvée pour lui donner une grandeur était justement de la faire sourire, de la montrer très aimable. La situation paraissait d’autant plus violente que le personnage se montrait socialement courtoise.
J’ai mis du temps à trouver la bonne actrice pour la marquise et quand j’ai choisi Cécile de France, j’ai voulu très vite jouer sur son sourire et sur toutes ses modalités : sourire moqueur, tendre, sourire de façade ou sourire de dissimulation. Il pouvait passer très vite d’une grande amabilité à quelque chose de diabolique.
Ce rapport au sourire est aussi un rapport à la suggestion.
Il faut montrer plusieurs visages du personnage, laisser le spectateur libre d’élaborer des interprétations multiples, diverses. Le grand travail de la mise en scène, selon moi, est de stimuler l’imagination du spectateur et pour cela de ne surtout pas enfermer le personnage dans une seule direction qui serait univoque.
C’est important pour cela que le personnage comporte une contradiction interne. Nous nous définissons bien davantage par nos contradictions que par des affirmations toutes nettes ou toutes plates. Mais ce n’est pas une conception austère ou tragique. La mise en scène doit rendre tout cela chatoyant, elle multiplie les couleurs qui permettent à la pensée de se promener.
Cela explique-t-il l’utilisation privilégiée du plan-séquence ?
Le plan-séquence permet déjà de passer du temps avec le personnage. Il nous donne envie de voir beaucoup plus qu’ils ne montrent. J’ai varié les positions par rapport à la caméra. Les personnages à l’intérieur du plan peuvent être successivement de loin puis de près, ou inversement, seuls ou à plusieurs, de dos ou de face. Je varie aussi les échelles de plan.
Les personnages parlent beaucoup mais on ne voit pas forcément les visages quand ils parlent. Je suscite le travail inconscient du spectateur, qui va se sentir obligé à confronter les dires aux visages ou à chercher sur les visages des émotions en lien avec ce qu’ils disent, sans du tout faire du psychologisme qui enfermerait encore le personnage dans une définition. Les visages ne doivent pas non plus nous empêcher d‘entendre le texte, ni coller trop au texte au point de devenir redondants.
C’est tout cela qui se trouve au principe du plan-séquence chorégraphié. Du coup, j’ai aussi, bien sûr, cherché à varier les chorégraphies du plan-séquence, à créer une variété comme une alternance. Me dissocier d’un découpage en champ et en contrechamp ou d’une alternance de plans larges et de plans moyens, c’était une façon d’aller vers la mobilité.
Le terme de mise en scène convient-il alors ?
Oui, évidemment, mais je parle souvent de mise en cadre. Deux questions sont essentielles. Qui voit-on ? Le voit-on de près ou de loin ? Même l’utilisation de la musique correspond à cette mise en cadre. Je suis toujours centré sur les scènes et sur les moyens de la tourner.
Lorsque je tourne, le répertoire théâtral, la dimension opératique sont totalement absents. Je me concentre sur les personnages et sur la façon dont le spectateur peut percevoir leur complexité. Je tourne en pensant qu’il y aura certainement de la musique pour telle ou telle séquence, mais je n’en mets jamais sur le plateau. J‘ai peur de la redondance ; en revanche, quand elle peut être en résonance, ça fonctionne.
Pour ce film, plus de la moitié du montage image correspond à la mise en place de la musique mais je l’utilise progressivement et je décide de son importance uniquement dans la salle de montage avec le monteur où on essaie et on propose des possibilités. Par exemple, on amène immédiatement lors du générique le thème de Reuters au pianoforte, ce qui introduit une tension dramatique un peu comme dans un thriller, mais on coupe brutalement pour placer une musique plus douce, provoquant presque par le son un effet de flashback.
C’est encore une façon de raconter l’histoire et de faire comprendre au spectateur que la douceur de la scène initiale est trompeuse.
Cette importance du cadre ne se traduit pas toujours par des partis pris naturalistes ou sensualistes. Certains plans étonnent car ils tendent au dessin : les personnages deviennent des ombres chinoises.
J’aime beaucoup les ombres chinoises. J’aime les silhouettes également. La pénombre est très émouvante car elle augmente la présence de la texture de la voix. Le travail de Gordon Willis pour Woody Allen, avec notamment Manhattan, fait date pour moi. Ce goût a à voir avec le dialogue. Comment filmer la parole ?
Naïvement, on peut penser que le cinéma se fait sans la parole. Or, selon moi, le son, et en particulier la voix, est lié intimement au cinéma. La façon dont on prononce les mots dit déjà quelque chose. La question centrale qui peut déterminer le rapport du spectateur à mes films est celle-ci : est-ce que ce que le personnage dit correspond bien à la personne, à ce qu’il est ? Les ellipses, le hors champ, entre autres, dépendent totalement de cette question. Puis-je croire ce que j’entends ? Qui est vraiment, dans son intimité, la personne qui parle ? Ce n’est pas une question de psychologie ou de compréhension, c’est davantage un rapport à la croyance, à l’unité qui fait le personnage.
C’est le cas pour le marquis interprété par Édouard Baer.
Ce que le marquis dit, il y croit, mais nous en tant que spectateurs nous ne le comprenons pas tout de suite. Il est sincère tout du long et n’a rien d’un Valmont. Je l’ai redécouvert en assistant à son spectacle d’après Un Pedigree de Modiano, où il était formidable, droit et sincère.
Il n’est pas cynique, il joue l’homme maladroit face au mensonge, celui qui ne sait pas mentir. Il est tendrement ironique plutôt, c’est ce que j’aime chez Diderot et que je ne trouve pas chez Laclos. Diderot croit aux raisons du cœur plus qu’à la raison elle-même.
Est-ce rapport à la sincérité qui rend votre adaptation contemporaine ou moderne ?
Je n’aime pas trop ce terme de modernité. Ce qui est moderne, c’est ce qui ne vieillit pas. Ce qui m’intéresse, c’est la dimension inactuelle. Je la trouve sans doute du côté d’un rapport à la morale. Mais je me situe du côté d’un indicible de la morale. On ne peut juger quelqu’un moralement rapidement. Comment peut-on définir ce qui est bon ou mauvais ?
Je ne cherche pas à placer un message dans mes films, mais plutôt un appel à la tolérance dans le domaine de l’intime. Non pas dire, mais susciter une résonance, un écho, créer une machine à faire douter. Une écoute véritable peut déboucher sur un pardon inattendu, une acceptation inattendue de celui que j‘entends.
Ce qui est laid, c’est le déterminisme. Diderot peut même réagir contre ses propres points de vue.
Propos recueillis par Jean-Marie Samocki
• « Jacques le Fataliste », de Diderot, dans l’École des lettres.