Manuel des études théâtrales :
mieux embrasser la filière
Par Pascal Caglar, professeur de lettres (académie de Paris)
Sous la direction Martial Poirson1, cet ouvrage collectif entend aider amateurs et professionnels à mieux penser le théâtre dans toutes ses dimensions. Dix chapitres s’accompagnent de fiches méthode, sans faire l’impasse sur les préoccupations esthétiques et idéologiques contemporaines.
Par Pascal Caglar, professeur de lettres (académie de Paris)
À l’heure où le théâtre est plus que jamais l’objet d’approches pluridisciplinaires, Le Manuel des études théâtrales, dirigé par Martial Poirson et paru chez Armand Colin au début de l’été, veut aider amateurs et professionnels, étudiants et chercheurs à mieux appréhender un univers complexe. S’affranchissant délibérément des ouvrages traditionnels, il invite à repenser le théâtre dans toutes ses dimensions, à mieux comprendre les enjeux contemporains d’un genre relevant désormais des arts de la scène et du spectacle, et plus largement d’une culture résolument vivante. Les études littéraires trouvent ici un juste complément avec l’apport des sciences humaines.
Dix chapitres accompagnés de fiches méthode et de riches bibliographies balisent un panorama particulièrement large qui conduit de l’historiographie du théâtre à ses croisements avec les arts visuels et le cinéma.
Décoloniser l’inconscient collectif
Le premier chapitre est une relecture novatrice de l’histoire du théâtre, sapant les soubassements idéologiques des jugements et consécrations classiques, ouvrant l’historiographie à toutes les formes de spectacle, aux conditions de production et de réception des œuvres représentées, à la présence de toutes les minorités trop longtemps ignorées dans le but de « décoloniser notre inconscient collectif ».
Vient ensuite un chapitre consacré au texte de théâtre, réhabilitant les autrices, relativisant le statut du texte publié, s’arrêtant sur la fécondité et la diversité des adaptations, saluant les écritures de plateau qui transforment le texte en matière scénique, suggérant aujourd’hui une auctorialité plurielle (auteur, metteur en scène, comédiens).
Le chapitre 3 s’intéresse à l’acteur, artiste interprète. Répondant à la question « Qu’est-ce que jouer ? », il rappelle les oscillations historiques entre jeu naturel et artifice, prenant les exemples d’expériences originales de restitution du jeu à l’époque baroque ou encore le cas de l’« acteur augmenté », comédien assisté de micro ou vidéo sur certaines scènes contemporaines. S’interrogeant ensuite sur la formation de l’acteur, le chapitre discute la notion d’emplois, et plus récemment les enjeux sociétaux au cœur du métier, faisant la part belle aux femmes et à la diversité. Il se poursuit avec une réflexion sur la question de l’identification, donnant lieu notamment à une brève histoire du travestissement au théâtre, avant de se clore sur la notion de performance étudiée en particulier dans le genre très contemporain du seul(e) en scène.
Le chapitre 4 traite de l’esthétique théâtrale, analysant les places respectives du texte et de la mise en scène dans la genèse du beau, distinguant esthétique normative (fondée sur des règles universelles) et esthétique descriptive (basée sur le propre de chaque œuvre), puis proposant de penser les effets de la représentation : la beauté théâtrale se retrouve liée selon les époques à l’effet moral de la pièce (catharsis), à sa proximité ou distance avec le réel (symbolisme ou naturalisme), à sa capacité à donner à penser le monde (esprit critique), et, plus récemment encore, à vivre une expérience propre à la scène théâtrale.
Métiers, savoir-faire et lieux de vie
Les chapitres 5 à 10, plus tournés vers un au-delà des études littéraires, s’intéressent aux approches économique, politique, sociologique, anthropologique et technologique du théâtre. On retrouve une partie consacrée aux métiers de la scène, proposant une rapide histoire de l’architecture des théâtres et de la scénographie (décors et accessoires), un exposé sur les métiers du costume et du maquillage, sur les régies et l’administration, ainsi que les relations aux publics marquées aujourd‘hui par la tendance à faire des théâtres des lieux de vie, conviviaux et diversifiés.
Le chapitre 6 étudie les rapports du théâtre au pouvoir, et livre une très riche histoire de ces relations à la fois de contrôle et d’encouragement qui commencent dès le Moyen Âge (monopole des confrères de la Passion), se poursuit sous l’Ancien Régime avec le mécénat royal, les privilèges et l’institution de la Comédie-Française, connaît sous la Révolution la liberté (loi Le Chapelier, 1791 : « tout citoyen pourra ouvrir un théâtre »), la surveillance et la propagande (Robespierre).
Avec Napoléon, grand amateur de théâtre, le contrôle se maintient (censure, autorisation préalable), puis s’assouplit peu à peu au cours du XIXe siècle, emporté par une logique libérale, un élargissement du public et une augmentation des salles sous le Second Empire. La troisième République s’efforce de corriger l’essor des spectacles de divertissement (vaudeville, music-hall, opérette…) par des tentatives de démocratisation (théâtre populaire, théâtre national ambulant de Firmin Gémier). Cet effort est confirmé au XXe siècle, siècle de la décentralisation, de la subvention d’État et d’une politique d’éducation culturelle universelle, qui commence vraiment avec le Front populaire et se poursuit sous la IVe République (« La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture ») avec les actions pour la décentralisation de Jeanne Laurent, puis d’André Malraux, en charge du premier ministère des Affaires culturelles sous la Ve République (maisons de la culture).
Quelle démocratisation ?
L’histoire de ce soutien (subventions aux nouvelles scènes nationales) et de cette liberté (aides aux compagnies indépendantes, création de festivals) se trouve consacrée sous François Mitterrand et son emblématique ministre de la Culture, Jack Lang, qui porte le budget alloué à la culture, à la création et particulièrement aux théâtres publics, à un niveau jamais atteint.
Les résultats semblent cependant discutables : eu égard aux différentes enquêtes de fréquentation conduites au fil des décennies, la démocratisation du théâtre ne semble pas encore vraiment avoir eu lieu. Depuis le XXIe siècle, le spectre de la surproduction, la tentation d’économies budgétaires et de méthodes libérales appliquées au théâtre, les pressions constantes des groupes communautaires, la concurrence croissante du numérique fragilisent le spectacle vivant et son modèle français : la sphère politique ne peut cependant abandonner le théâtre, plus que jamais sommé de relever les défis et les mutations de notre époque.
Le chapitre 7 poursuit cette étude sous l’angle sociologique : après une mise au point sur l’idéal français de démocratisation, le chapitre retrace l’invention du « théâtre service public » par Jean Vilar, ses grandes heures et sa remise en question avec le tournant libéral des années Giscard d’Estaing et, plus près de nous, de Nicolas Sarkozy (culture du résultat, rentabilité, condamnation d’une culture dite élitiste). Il s’attache ensuite à nuancer ces accusations d’échec de la démocratisation (plus idéologiques que sociologiques) et oppose à l’idée d’une impuissance publique les pouvoirs du théâtre et leurs réussites.
Le chapitre suivant interroge le théâtre dans ses rapports à l’anthropologie et à l’ethnographie. Il s’agit, au moyen de comparaisons avec les théâtres du monde entier, de dégager ce qu’il y a de spécifiquement humain dans le jeu théâtral ou mieux encore dans la théâtralité de la vie. C’est l’occasion de redéfinir la performance en tant qu’action, expression humaine du corps, de relativiser l’ethnocentrisme et de découvrir des notions comme le pré-théâtre, l’instinct théâtral, le happening ou encore l’ethnoscénologie.
Les deux derniers chapitres s’occupent des croisements entre arts de la scène et technologies numériques et arts visuels. On apprend ainsi comment les humanités numériques sont en train de naître et de se rendre indispensables, ne serait-ce que par tout leur pouvoir de stockage et de transformation de traces en données. Quant à la rencontre du cinéma et du théâtre, elle est précédée d’une petite histoire des croisements entre les arts, hybridation qui commença peut-être avec la comédie ballet (Molière), se poursuivit avec la scène tableau (le drame selon Diderot) et la consécration des metteurs en scène plasticiens.
Le XXe siècle, quant à lui, se divise en trois temps : une première époque où le cinéma des origines utilise le théâtre, ses sujets, ses acteurs, ses auteurs même, puis une époque de théâtre dans le cinéma (la « théâtralité filmée » de la Nouvelle Vague, Rohmer, Chabrol, Resnais) et, enfin, où la courbe s’inverse et où c’est au tour du théâtre d’utiliser le cinéma, à la fois pour conserver ses spectacles et surtout pour jouer des écrans et des images sur scène : ces échanges toujours plus nombreux conduisent certains à parler aujourd’hui d’intermédialité.
Au total, ce Manuel des études théâtrales est un ouvrage nécessaire, passionnant, profondément ancré dans le paysage culturel actuel, faisant la part belle aux préoccupations esthétiques et idéologiques de notre époque. De quoi fournir à chacun les éléments indispensables pour comprendre et juger les évolutions des arts du théâtre.
P. C.
Manuel des études théâtrales. Les arts de la scène et du spectacle, sous la direction de Martial Poirson, éditions Armand Colin, 640 pages, 39 euros. Co-auteurs : Clarisse Bardiot (chapitre 9), Anne-Françoise Benhamou (chapitre 2), Antoine de Baeque (chapitre 10), Laurent Fleury (chapitre 7), Julia Gros de Gasquet (chapitre 3), Kenza Jernite (chapitres 2 et 10), Martial Poirson (introduction, chapitre 1), Jean-Marie Pradier (chapitre 8), Julie Sermon (chapitre 4), Florane Toussaint (chapitre 2), Daniel Urratiager (chapitre 5), Emmanuel Wallon (chapitre 6).
Note
1 – Martial Poirson est professeur d’histoire culturelle, de littérature et d’études théâtrales à l’université Paris 8 et collaborateur de L’École des lettres.
L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.