« Manuscrits de l’extrême : prison, passion, péril, possession » à la BNF
Quand la page prend feu
Face à l’exposition qui a débuté le 9 avril dernier, on n’aura qu’un seul regret : qu’elle ne dure pas au-delà du 7 juillet. On passe dans les quatre salles un moment exceptionnel et on aimerait le partager longtemps, on pense à celles et ceux qui n’habitent pas Paris ou la France et qui ne pourront voir les documents exposés, ou cachés à la lumière.
Quelques pièces sont en effet fragiles et il faut soulever un panneau ou tirer un rideau pour les voir. Ce sont des textes écrits avec le sang, ou recueillis sur une pièce de tissu. Ainsi de la chemise de Latude, qui explique son choix :
« Je vous écris avec mon sang sur du linge, parce que messieurs les officiers me refusent d’encre et de papier. »
C’est aussi la toile qu’utilise Germaine Tillion, ou la couture, puisqu’elle coud ses lettres dans la doublure d’un vêtement, pour l’envoyer à son destinataire. De cette résistante, on peut lire la lettre au tribunal, après son arrestation. C’est un modèle de courage, d’ironie ou de désinvolture.
Quatre alvéoles, donc, pour les quatre mots qui seront déclinés : prison, passion, péril et possession. L’expérience mise en valeur est à la fois individuelle et collective. Tous ces documents relatent ce qu’a vécu un être et témoignent d’un moment historique.
Les vitrines contiennent le plus souvent des documents manuscrits, un bref commentaire et c’est accompagné par un support audio, souvent une lettre, un poème, un texte écrit dans des conditions effrayantes. Dans la salle consacrée à la prison, un siège en bois, retourné pieds en l’air donne à lire le texte d’un résistant, interrogé par la Gestapo au siège de l’avenue Foch. Avant lui d’autres ont souffert ; d’autres lui ont succédé. Parmi les messages clandestins envoyés de Fresnes des feuilles découpées en rond étaient enfermées dans des fonds de boites alimentaires.
On voit aussi des dessins réalisés dans les camps, de minuscules pages de journal. Les supports sont très divers : un prisonnier écrit sur des pages d’ouvrages qu’il a récupérés et ironie de l’histoire, sur la page de garde des Moyens du bord de Tristan Bernard. Deux sœurs envoient des bouts de papier sur les rails du train qui les mène à l’est : les messages arriveront à destination. Une écorce de bouleau est l’unique support trouvé par un Français aux Amériques naissantes, au XVIIe siècle.
Si l’écrit domine, les dessins ou écrits mêlant la graphie ordinaire et le dessin sont nombreux. On peut voir un dessin de Cocteau, alors qu’il écrivait Opium, journal d’une cure de désintoxication en 1929, des œuvres conçues par Michaux sous mescaline, ou ce qu’aurait écrit et figuré la table de Guernesey (ou Victor Hugo…) lors des séances de spiritisme. Un carnet de résistant appartenant à un réseau franc-maçon lie croquis et textes. Quelques collages disent l’amour qu’on déclare, une lettre, seulement constituée de trois lèvres embrassant le papier, suffit à dire la passion.
La feuille est un espace surprenant. Qui a regardé des manuscrits d’écrivains le sait, nul ne l’imagine à ce degré. Enfermé pour longtemps, Blanqui adopte une écriture minuscule, remplit le moindre pan de papier pour rédiger. Il en va de même pour André Chénier, écrivant ses Iambes en prison, avant la guillotine. Une simple mention dans un petit agenda, « deux heures du matin » suffit à Nathalie Sarraute pour annoncer la mort de Raymond, son époux, en 1985.
Le carnet qu’utilise Mallarmé pour écrire des notes en vue de son Tombeau d’Anatole est, de même, à peine rempli. Les écrits de Sade embastillé sont chargés, faits de fausses pistes, de cachettes. Il est persécuté, se méfie, exprime sa souffrance. Un abcès à l’œil le handicape ; il imagine plus qu’il ne voit.
Parfois, l’écrit mime : une série de points au-dessus des mots représente l’intensité du feu roulant lors de la bataille de la Somme. Victor Tardieu décrit à son fils Jean la bataille, passant de petits à gros points, selon que le feu est lointain ou proche. Des hiéroglyphes composés de croix et de larmes traduisent la mort de son épouse pour Saint-Simon. Ses pages sont denses, et il écrit sans relâche, sinon après ce deuil qui l’arrête pendant six mois en 1743. Frappée par la mort de Pierre Curie, Marie écrit une lettre pour dire son chagrin. Des larmes sont tombées, qui rendent peu lisibles quelques mots.
L’extrême est là, celui des émotions, des sentiments. C’est pourquoi le visiteur est si touché. On glose souvent sur pourquoi écrire ? La réponse est dans ces quatre salles.
Bien sûr pour exprimer ce qu’il y a de plus fort, souvent au moment le plus périlleux. Celles et ceux qui écrivent dans les prisons de l’Occupation ou en route vers les camps disent leur foi dans la victoire contre le nazisme, leur espoir d’un monde meilleur, leur passion pour la liberté. D’autres écrivent dans le péril des tranchées et l’on voit les lettres d’Apollinaire ou d’autres poilus, souvent blessés, mutilés, voués à la mort. Un billet écrit par des soldats allemands dans les tranchées nous émeut : ils voudraient fraterniser.
On sauve donc ce qui peut l’être ; on ne veut rien perdre qui soit essentiel. Les derniers mots de Perros, à l’hôpital où il meurt du cancer sont bouleversants. Mais le même adjectif vaut pour Adamov, dont la détresse nous touche :
« Travailler, écrire, écrire, la seule éclaircie possible dans les ténèbres. »
Et il vaut pour Artaud. Tous trois sont au bout, il leur reste peu de mois ou d’années à vivre. On écoute une lettre d’Artaud à Peter Watson (elle est reproduite dans le catalogue) :
« Toute mon œuvre a été bâtie et ne pourra l’être que sur ce néant, sur ce carnage, cette mêlée de feux éteints, de cris taris et de tueries, on ne fait rien, on ne dit rien, mais on souffre, on désespère et on se bat, oui, je crois qu’en réalité on se bat. »
On écrit par amour, pour dire la passion nue, la soumission à l’autre, comme chez Pierre Lecomte dont la punition ressemble à celles que subissaient les écoliers d’autrefois, soixante fois répété :
« J’accomplis ma tâche avec toujours plus de souplesse servile ».
Les lettres de Bataille à Diane Kotchebey, celle de Paul Celan à Gisèle sont textes de poètes. Et puis il y a « Nous deux encore », l’un des plus beaux poèmes de Michaux, poème dédié à son épouse morte dans un accident, et qu’il a publié une fois, puis caché, allant chez les libraires qui en disposaient pour récupérer cette première publication. Celan l’a traduit en allemand. La parution pourrait se faire en 1959. Michaux écrit son « impression de trahison, d’indécence » :
« par ces mots, elle vit. Mais notre secret meurt. »
La publication allemande ne se produira pas.
La douleur, physique ou psychique, engendre des délires et dans la salle appelée Possession, on approchera cette folie. La confession manuscrite du démon Asmodée, rédigée par sœur Jeanne des Anges, une des possédées de Loudun, côtoie le mémorial de Pascal mais aussi des textes d’illuminés qui ne sont jamais passés à la postérité. Peut-être en trouverons-nous la trace dans les Fous littéraires recensés par Raymond Queneau et sans doute ont-ils des semblables dans les collections d’art brut. Alors on retiendra un autre Pascal, dont les prévisions économiques, écrites sur du papier récupéré dans les poubelles de l’atelier d’une école d’art l’employant, révèlent ses « secrets d’économie ».
Avec la « métamorphosation du génie humain », écrite par Nicola N. Bassarabeanu, ces documents donnent un soupçon de légèreté à cette exposition puissante et sombre. La superbe calligraphie de Bassarabeanu rappelle aussi que la main et la plume (ou le crayon) restent nos meilleurs instruments.
Norbert Czarny
• Manuscrits de l’extrême, exposition à la BNF François-Mitterrand, quai François-Mauriac, Paris 13e, du 9 avril au 7 juillet 2019.