Marc Olivier Baruch, « Des lois indignes ? Les historiens, la politique et le droit »
Nous aurions presque oublié, alors que la chose fit grand bruit dans le landernau universitaire et politique. En décembre 2005, quelques-uns de nos plus éminents historiens, dont certains professeurs au Collège de France, des académiciens et jusqu’à un ancien ministre apposaient leur signature au bas d’un manifeste collectif intitulé Liberté pour l’histoire.
Il s’agissait de s’élever contre une série de lois jugées « indignes de la République » car attentatoires à la liberté de pensée et d’expression des historiens. Une disposition gouvernementale (vite abrogée) avait cristallisé l’émotion, en partie légitime, de la corporation, celle qui prétendait imposer à l’école de souligner « le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ».
La loi Gayssot
Cette insigne maladresse entraîna une indignation, plutôt justifiée, qui, par contrecoup, allait atteindre des décisions politiques antérieures moins contestables et même franchement bienvenues, comme le démontre l’auteur.
Était visée par exemple une loi déjà ancienne dite « loi Gayssot » (parce que proposée par le député communiste Jean-Claude Gayssot), votée en mai 1990, selon laquelle était considérée comme un délit passible de sanction la contestation d’un crime contre l’humanité. Étaient également soupçonnées d’être liberticides la loi qui reconnut comme un crime contre l’humanité le génocide des Arméniens en 1915, et, plus encore, celle que l’on appela la « loi Taubira » qui proposait de placer également la traite des Noirs et l’esclavage au rang de crime contre l’humanité.
L’argument des pétitionnaires partait d’une position respectable : il n’appartient pas au politique (ni au juridique) de dire l’histoire. Celle-ci appartient aux historiens qui, dans leur recherche et leur enseignement, doivent se montrer sourds aux sirènes partisanes et ne suivre que leur conscience et leur souci d’objectivité.
« Il faut éclairer l’histoire par les lois et les lois par l’histoire. »
C’est de cette position que veut débattre le livre, très documenté et très rigoureux, de Marc Olivier Baruch. Si l’on excepte la question, différente dans le fond et en définitive peu défendable, de l’enseignement du « rôle positif » de la colonisation, ces diverses lois semblaient obéir à un objectif commun : sanctuariser certains faits de l’histoire et éviter la dangereuse propagation de thèses négationnistes.
C’est notamment en application de la loi Gayssot que les propos tendant à nier la Shoah sont aujourd’hui poursuivis par la justice. Faut-il alors, au nom de la neutralité de l’historien, regretter cette ingérence du politique dans l’interprétation du passé ? Baruch ne le pense pas et s’appuie sur une phrase de Montesquieu empruntée à L’Esprit des lois : « Il faut éclairer l’histoire par les lois et les lois par l’histoire. »
En application d’un tel précepte, l’auteur revient sur quelques épisodes douloureux de notre histoire récente où apparaissent Bousquet, Touvier, Barbie, Papon. Il analyse le discours spécieux et jamais innocent du Front national et de ses leaders. Il réfléchit aux dégoûts de certains devant l’idée de « repentance », pourtant clairement acceptée par Jacques Chirac dans son discours du 16 juillet 1995 quand, évoquant la rafle du Vél’d’Hiv de 1942, il déclara : « La France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable. »
Position courageuse qu’on opposera à la frilosité de Nicolas Sarkozy, et, avant lui, de François Mitterrand, qui, l’un pour flatter son électorat, l’autre pour protéger d’anciens amis, ont toujours refusé de reconnaître la responsabilité de la nation.
« Même la liberté de communiquer ses pensées ne peut être sans limite. »
Certes, nul ne peut être favorable à une mise au pas des chercheurs ou des enseignants ou à une instrumentalisation de l’histoire. Mais refuser, au nom d’une prétendue pureté scientifique, de marquer sa réprobation de la barbarie pourrait passer pour de la complaisance à l’égard des bourreaux ou de leurs descendants. La neutralité ne consiste pas à accepter toutes les thèses, jusqu’aux plus mensongères ou aux plus porteuses de haine.
« Même la liberté de communiquer ses pensées, écrit l’auteur citant un brillant juriste, ne peut être sans limite. » On ne peut que lui donner raison, quand, toujours mesuré dans son analyse, évitant la polémique bruyante, il dénonce la tiédeur des condamnations du crime ou sa banalisation.
Le débat est délicat et exige la nuance. Il est pourtant toujours d’actualité, comme l’illustrent certaines plaisanteries nauséabondes colportées par de prétendus amuseurs. Indignes, les lois mémorielles ? Moins que les tentations de l’oubli ou du travestissement de la vérité.
Yves Stalloni
• Marc Olivier Baruch, « Des lois indignes ? Les Historiens, la politique et le droit », Tallandier, 2013, 343 p.
• Antoine Garapon reçoit Marc Olivier Baruch sur France Culture le 4 novembre 2013.
• Décembre 2005 : la pétition Liberté pour l’histoire dans « Libération ».
• Loi n° 90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe.
• Loi n° 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité.
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