Médée, d’Euripide : la femme derrière le mythe
Par Philippe Leclercq, critique
Seule, dans un coin de l’avant-scène, la Nourrice raconte, déplore, prévient… Médée, fille du roi de Colchide et d’une Océanide, a usé de ses pouvoirs magiques pour aider Jason à conquérir la Toison d’or. Par amour pour lui, elle a ensuite sacrifié son père et son frère, et s’est exilée avec lui à Corinthe. Mais depuis, Jason s’est épris de Créüse, la fille du roi Créon, qu’il envisage d’épouser malgré son mariage avec Médée. Cette dernière est au supplice. D’elle sur la scène, le spectateur n’entend d’abord que des cris de bête blessée. Il faut attendre que le long voile bleu qui la dissimule à la vue monte dans les cintres pour qu’elle apparaisse enfin au centre. Elle est en pleurs, le visage défait, les mâchoires serrées, la prunelle étincelante…
Furieux désir de vengeance
La voix épaisse et le corps massif, Séphora Pondi, récente pensionnaire de la Comédie-Française, est une Médée loin des représentations auxquelles le théâtre est habitué, ne serait-ce qu’avec Isabelle Huppert dans la mise en scène de Jacques Lassalle en 2001. Elle est un bloc de colère, que l’on dirait indestructible. Elle est un monstre, une ogresse, grosse déjà de son noir dessein mêdea, le « dessein », la « pensée » que son nom évoque.
Le chœur sait sa douleur ; il la plaint, la craint, en comprend la vitupération et la rage, l’appel urgent à la vengeance. Le roi Créon, qui la veut pourtant chasser de son royaume, n’a pas su résister à sa supplique. Tournant autour d’elle tel un astre pris au piège de son puissant pouvoir d’attraction, il lui a accordé une journée de répit avant de quitter ses terres. Plus qu’il n’en faut pour Médée. Pour tuer sa rivale, la fille du roi, et le roi lui-même, et les deux enfants qu’elle a eus de Jason.
Condamnée à l’errance perpétuelle
Jeune pousse de la scène flamande, l’autrice et metteuse en scène Lisaboa Houbrechts, formée au contact d’Alain Platel, de Guy Cassiers et d’Ivo van Hove, offre une lecture âpre, tendue, dépouillée jusqu’à l’abstraction de la pièce d’Euripide (431 avant J.-C.). Pour cela, elle a choisi d’adapter très librement le texte traduit par Florence Dupont en 2009 qui, par sa fluidité stylistique, s’adresse à tous les publics, adolescents compris. Moderne sans être racoleuse, cette version souligne avec une verve volontiers prosaïque la force tragique de certaines situations.
Elle met clairement en évidence les ressorts de haine et de vengeance qui conduisent l’héroïne à commettre un crime d’une perversité inouïe, un crime qui demeure impuni à la fin de la pièce et consiste à tuer ses propres enfants et à laisser vivre leur père.
Dès qu’elle apparaît sur scène, Médée n’a qu’une idée en tête : punir celui qui l’a mise à la torture. Elle est une femme que la trahison amoureuse a rendue folle de douleur ; elle a soif de revanche, et elle laisse cette soif l’envahir et faire d’elle une barbare. Sa fureur devient son moteur, son arme. Une arme absolue que, jamais, elle ne détourne de sa logique meurtrière. Elle la laisse même enfler jusqu’au délire, jusqu’à ce que l’idée de tuer ses propres enfants s’impose à son esprit. Jusqu’à ce que le plus machiavélique des crimes lui apparaisse comme la meilleure manière de se venger de son mari parjure. Or, ce qu’elle ne sait pas, c’est qu’elle ne gagne rien à perdre ses enfants. En punissant Jason, elle retourne contre elle l’infamie de son crime. Elle, l’étrangère, la Colchidienne, se condamne à une exclusion définitive du monde des humains ; elle s’oblige à une errance perpétuelle, à une fuite sans fin. Après son envol final sur le char du Soleil lors du dénouement, Médée fonde un culte à la mémoire de ses enfants morts avant de rejoindre Égée à Athènes d’où celui-ci finira par la chasser après qu’elle aura tenté d’empoisonner son fils Thésée. Comme frappée de malédiction, Médée est condamnée à répéter les mêmes horreurs transgressives qui, plutôt que de la libérer, ne cessent de l’accabler.
« Le roi des salauds »
Médée est, aux yeux de Lisaboa Houbrechts, une femme que l’atroce blessure amoureuse a plongé dans le chaos. La metteuse en scène en livre une peinture digne de pitié, la montrant victime du pouvoir masculin. L’esprit de sa Médée est en ruine, comme sa langue qu’elle ne sait plus parler au début de la représentation. Pour se reconstruire, il lui faut se défaire de son amour pour Jason ; elle doit éteindre le gros cœur rouge lumineux que la comédienne Séphora Pondi porte longtemps accroché à sa poitrine. Elle doit en finir avec ses désirs pour cet homme dont le douloureux souvenir la ronge et la déchire. Une lutte s’engage alors en elle, qui met rapidement en évidence la furieuse ambivalence de ses sentiments.
Après avoir embrassé à pleine bouche Aphrodite venue réveiller ses sens (un ajout par rapport au texte), Médée se jette brutalement sur elle et lui assène une volée de coups. En frappant la déesse, Médée bat sa coulpe et s’efforce de mettre définitivement son amour à mort (on verra la sublimation de ce geste dans le double empoisonnement de Créüse et de Créon). Ses entretiens avec Jason, d’une extrême dureté, deviennent des plaintes déchirantes où les deux personnages s’adressent des reproches qui résonnent bientôt comme d’atroces regrets.
Ces choix de mise en scène tirent peu à peu le mythe vers une interprétation désacralisée, une lecture du personnage pris au piège de sa passion amoureuse. Poussés dans les grands espaces vides de la salle Richelieu, les cris de Médée retournent le sang. La monstruosité de son crime est ici relue à l’aune de ses souffrances de cœur. Lisaboa Houbrechts lui redonne figure humaine, comme un moyen de comprendre un peu l’extrémité de son geste. La mise en scène qu’elle propose s’efforce de dévoiler la femme derrière le mythe ; elle en traque les failles et les douleurs, et les faiblesses tout simplement humaines. « Si seulement… », soupire la Nourrice qui, avec cette formule maintes répétées durant la pièce, déplore la fatalité de la rencontre de l’héroïne avec celui que le texte désigne comme « le roi des salauds ».
P. L.
Médée d’Euripide, mise en scène de Lisaboa Houbrechts. Avec Serge Bagdassarian (le Chœur de Colchide) ; Bakary Sangaré (la Nourrice) ; Suliane Brahim (Jason) ; Didier Sandre (Créon, roi de Corinthe) ; Anna Cervinka (Égée, roi d’Athènes) Élissa Alloula (le Chœur de Colchide et le Chœur d’Athènes) ; Marina Hands (le Chœur de Colchide et le Chœur d’Athènes ; Séphora Pondi (Médée, épouse de Jason, fille du roi de Colchide) ; Léa Lopez (Créüse, fille de Créon, promise à Jason, le Chœur d’Athènes et Aphrodite, déesse de l’amour)…
Jusqu’au 24 juillet 2023 à la Comédie-Française (salle Richelieu), à Paris.
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