« Une mère », de Stéphane Audeguy. Un horizon de liberté

"Une mère", de Stéphane AudeguyL’élégie est, selon Stéphane Audeguy, « une affection émue ».
C’est le genre qu’il choisit pour évoquer sa mère, morte en juillet 2016. Il n’est pas ici question de sa mort, « mais de sa vie », écrit l’auteur.
Sabine Audeguy n’est pas enfermée dans un tombeau, autre genre littéraire que peut apprécier l’auteur de In mémoriam, paru au Promeneur. Elle trouve une sorte de liberté liée à la forme de ce court récit.

.L’émancipation d’une femme

Le cadre de son existence joue dans cette vie à la fois banale et singulière. Sabine Audeguy est née et a toujours vécu sur les bords de Loire, à Tours. Là elle a eu trois fils, a épousé d’abord un certain Audeguy, puis Olivier Julienne. Du premier époux, on saura peu de choses ; du second, on apprendra qu’il l’a beaucoup aimée, qu’elle a été heureuse avec lui.
On découvre une existence dans les années d’après-guerre, années de reconstruction pour la ville de Tours lourdement bombardée par les Allemands puis les Américains. L’auteur n’en mesure que davantage le bonheur d’être né dans une Europe sans guerre, la première génération qui n’aura pas subi le sort de ses devancières. Il le mesure d’autant mieux que sa famille maternelle est d’origine polonaise.
Sabine Sobczak, c’est son nom de naissance, est fille d’un paysan né dans la vallée de la Warta. Ses oncles ont subi l’occupation nazie ; on y reviendra. En France, le père devient livreur de charbon. Il vit les années 1940 et, en 1944, il échappe de peu aux troupes allemandes qui remontent vers le front normand. Ces troupes qui passent à Oradour-sur-Glane, et plus près de chez lui, dans le village de Maillé qu’elles détruisent, où elles assassinent les civils.
L’existence de Sabine est plus paisible mais l’un de ces malheurs que nous connaissons moins la frappe : elle est d’abord orpheline, dès l’âge de trois ou quatre ans, en pleine guerre. Elle perd un enfant avant d’avoir ses trois fils. Le fait en soi est commun ; ce qui l’est moins pour nous, c’est l’attitude du corps médical. Sa brutalité, son indifférence se manifesteront de nouveau quand, en 2015, Sabine est atteinte par un cancer qui provoque une perte de poids importante. Il se trouve un médecin pour lui dire que bien des femmes envieraient sa minceur.
Cette anecdote est, parmi d’autres moments de ce récit, ce qui fait sa force. D’autres récits viennent à l’esprit. Évoquer Un amour impossible, de Christine Angot, ou Une femme, d’Annie Ernaux n’est donc pas comparer pour aller vite. Dans les trois livres, on trouve une femme qui tente de s’émanciper ou y parvient pour partie, une femme de province confrontée aux codes et aux habitudes de sa ville, de la population qui l’habite. Dans les trois textes aussi, le contexte social joue un rôle déterminant.

.« Que peut-on savoir d’une femme, quand elle se trouve être votre mère ? »

Mais c’est la position ou la place prise par le narrateur, fils ici, filles là, qui donne sa mesure au texte. Une interrogation au cœur du livre en est une clé : « Que peut-on savoir d’une femme, quand elle se trouve être votre mère ? » Stéphane Audeguy traite des deux aspects. La mère est cette femme qui devient élégante en vivant avec son second époux, qui apparaît sur une photo très personnelle, intime, trouvée par le fils.
Elle dépense en bibelots et colifichets, remplit son appartement d’objets qu’elle trouve beau mais qui ne correspondent pas forcément au « bon goût » des gens distingués :

« Mais je n’ai rien à dire aux esthètes, sinon que les classes populaires se débrouillent avec ce qui leur est accessible, et que la seule vulgarité impardonnable est celle qui consiste à se croire en tout élégant. »

Le ton de l’auteur est souvent cinglant, marquant les limites avec celles et ceux qu’il n’a jamais rejoints, même s’il est devenu écrivain. À supposer qu’il accepte cette étiquette : « Je ne suis pas un écrivain. Il m’est assurément arrivé de publier, ici ou là, de temps à autre, des livres comme on dit ». Puis relatant des épisodes d’enfance ou d’adolescence dans un quartier populaire de Tours, il montre ce qui distingue son œuvre, de la « littérature » : « Le cœur de la littérature n’est pas stylistique. C’est une affaire d’intensités, c’est une affaire de pulsions et de pulsation, c’est une affaire vitale, c’est une affaire politique et sociale. » D’où le refus de l’anecdote qui enjolive, qui poétise et transforme une existence en chromo. Ce qui n’exclut pas les « détails infimes » faisant office de révélateur.

.Un « horizon de liberté »

La construction du récit, en fragments dont les titres sont les noms ou prénoms de sa famille, de Sobczak à Sabine en passant par Audeguy et Julienne mettent en lumière ces signes minuscules. L’histoire polonaise est l’un des moments forts de ce récit ; l’Occupation nazie, la déportation, l’attitude des uns et des autres face à cette tragédie séparent, distinguent, prennent alors relief. Les voyages du jeune Stéphane dans le pays de ses origines, tant à l’époque du communisme qu’après, rappellent ce que cet ancien monde dit de l’Est peut avoir d’énigmatique pour nous, aujourd’hui. Et montrent combien la réalité est loin du mythe.
L’élégie, nous apprennent les dictionnaires, est un chant de mort, évoque la souffrance amoureuse. On peut ainsi songer à certains poèmes de Hugo, de Rilke, au « Nous deux encore », de Michaux. Audeguy cite Ponge et envisage la forme autrement. Hommage à sa mère, à la vivante qu’elle a été, il en aime surtout la liberté :

« La Beauté m’a toujours paru liée à la liberté ; en ce sens précis, mon travail d’écrivain est lié à ma mère – ce qu’elle ignorait précisément parce que la leçon de liberté qu’elle m’a donnée fit que ma vie personnelle, artistique et autre, n’a guère ressemblé à ses goûts, à ses idées en la matière –, si nous parlions ensemble avec plaisir, c’était précisément sur cet horizon de liberté. »

Norbert Czarny

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• Stéphane Audeguy, « Une mère », Le Seuil, « Fiction & Cie », 2017, 160 p.
• Voir sur ce site : « Histoire du lion Personne », de Stéphane Audeguy. Une histoire d’animaux, vraiment ? par Norbert Czarny.

l'École des lettres
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