"Mes provinciales", de Jean-Paul Civeyrac

"Mes provinciales", de Jean-Paul CiveyracD’où vient que Mes provinciales, le neuvième long-métrage de Jean-Paul Civeyrac – l’histoire d’un jeune homme venu étudier le cinéma à Paris –, possède le charme tonifiant d’une première œuvre ?
D’où vient que ses images, magnifiquement cadrées, nous touchent autant ?
Serait-ce l’effet de son principe romanesque ? Le choix du récit de formation comme genre d’une intrigue située au cœur de la Capitale ? Sa chronique de la vie estudiantine ?

La matité de son noir et blanc, sa durée (2 h 17) et son titre, la petite musique de son discours ? Son romantisme un peu douloureux ? La fragilité économique de sa mise en scène ? L’âge de ses personnages, placés au moment précis de l’existence où tout hésite et tout se forge ?
La ferveur de ces derniers pour le cinéma, et leur amour de la littérature, comme moyens de comprendre l’existence ? Leur idéalisme politique, leur intransigeance intellectuelle ? La brutalité de leurs amitiés, la fougue de leurs amours ? La circulation nombreuse des objets de culture (littéraire, cinéphilique, musicale) comme indice d’une volonté d’apprendre et de partager ?
Enfin, le portrait amoureux d’une jeunesse aux goûts artistiques, déchirée entre son appétit vorace du monde et l’attrait morbide du repli, du suicide (auquel l’un des trois héros, le janséniste Mathias, s’abandonnera) ?

Corentin Fila dans "Mes provinciales", de Jean-Paul Civeyrac © ARP Sélection
Corentin Fila dans « Mes provinciales », de Jean-Paul Civeyrac © ARP Sélection

 

Le cinéma, du monde en mouvement

Toutes ces raisons devraient fournir matière à notre intuition. Mais, on hésite, encore troublé par la dernière scène, l’ultime et lent travelling-avant du film sur le visage d’Étienne, plein axe, et l’image subjective en contrechamp (en travelling également), donnant sur l’extérieur d’une fenêtre ouverte, un morceau de la ville aspirant le regard du garçon, qui est une naissance, une ouverture au monde, un saut dans l’inconnu, la vie, le vide…
Cette alternance d’images, passant de l’œil du cinéaste à son héros, étudiant de cinéma (son alter ego) qui regarde, a lieu au son douloureux de l’adagietto de la Ve symphonie de Gustav Mahler. Qui est un fil rouge ici – qui nous évoque Mort à Venise de Luchino Visconti (1971), et sa quête tragique de la beauté.
Pour autant, le final de Mes provinciales n’est pas une capitulation face à la noble mission que son auteur poursuit depuis son premier opus d’obédience bressonnienne, Ni d’Ève ni d’Adam en 1997. Il est plutôt à voir comme un élégant aveu de modestie face à la grande affaire du cinéma, qui est captation du réel en mouvement et recherche de sa restitution sous forme artistique – le geste tendu vers l’expression de la beauté du monde, et le désir esthétique d’en révéler sa vérité profonde, de faire de ses secrets et mystères un art.

Sophie Verbeeck dans "Mes provinciales", de Jean-Paul Civeyrac © ARP Sélection
Sophie Verbeeck dans « Mes provinciales », de Jean-Paul Civeyrac © ARP Sélection

Un jeune regard

Certes, vu comme cela, Mes provinciales a tout de la profession de foi de l’apprenti-cinéaste, dont les personnages seraient les dépositaires. Le film a la fraîcheur d’esprit de ses jeunes héros en qui il croit, et qu’il encourage par la voix du professeur de cinéma, autre double du réalisateur de 54 ans (lui-même enseignant à Paris VIII). Il est habité de la même énergie fébrile, et partage avec eux les mêmes doutes et les mêmes attentes. Car son auteur ne surplombe jamais son sujet, ni ne se situe au-dessus de ses personnages étudiants. Il est sans cesse avec eux, à leurs côtés, un cinéaste-enseignant à leur niveau, maître de son savoir-faire et élève encore lui-même face aux vastes questions que pose le cinéma dans son rapport au monde.
Comme ses jeunes héros en quête d’absolu, Civeyrac se livre sans fausse pudeur, honnêtement, conscient de ses limites et confiant néanmoins en sa capacité de les repousser. Il est un cinéaste qui cherche, qui remet crânement son art sur le métier, et qui ne s’avoue pas vaincu. Il sait le hiatus entre perception et représentation, l’espace à combler entre le champ (le regardant) et le contrechamp (le regardé) de la dernière scène de son film. Il sait la part du monde qui échappe à l’art.
La tâche est certes ardue, mais Civeyrac croit en lui-même, en son art qu’il interroge avec l’admirable ferveur du débutant. « Chaque jour je vis / De foi, de courage / Et meurs chaque nuit / Aux feux de l’extase », clame-t-il avec Novalis (Hymnes à la nuit, 1800).
Mes provinciales, au titre pascalien, fustige en creux les renoncements des uns, les défaites ou découragements des autres, les facilités de la plupart qui ont réduit le cinéma à une imagerie télévisuelle. Face à cela, Civeyrac affiche une insolente jeunesse. Naïf et lucide à la fois, il demeure courageux, exigeant, volontaire. Brûlant d’un feu immuable.

Philippe Leclercq

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq

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