Michel Crépu, "Le Souvenir du monde. Essai sur Chateaubriand"

Il faut une bonne dose de culot (ou d’inconscience) pour écrire aujourd’hui un livre sur Chateaubriand. Il faut également une bonne dose de courage à un éditeur non spécialisé pour le publier. Ce double défi à la mode nous vaut aujourd’hui ce superbe essai d’une subtile originalité dans sa construction et d’une prodigieuse virtuosité dans son écriture : Le Souvenir du monde par Michel Crépu, paru aux éditions Grasset.
Plus rien, dans cet ouvrage de deux cents pages mené tambour battant, des travaux critiques de jadis, de la sage promenade biographique ou de la savante approche littéraire. Nous sommes dans un livre moderne, sur un auteur actuel qui transcende les époques et jette des ponts entre les épisodes de l’histoire (de Napoléon à Hitler, de la Restauration à l’affaire Dreyfus) et entre les hommes de plume (Chateaubriand et Céline, Chateaubriand et Barrès, et Rivarol, et Malraux, et Kafka, etc.).

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Une relecture dynamique et modernisée de Chateaubriand

Au risque parfois de perdre en route son lecteur, ébloui par les fulgurances du style et les entrechocs des rapprochements, Michel Crépu nous invite à une relecture dynamique et modernisée de l’auteur du Génie du christianisme. Pour preuve quelques formulations susceptibles de troubler nos distingués universitaires : Juliette Récamier : « La Marilyn Monroe de son temps », ou encore « Bonaparte à la Malmaison ressemble aux Rolling Stone de la villa Nellcote », et, toujours sur Napoléon : « L’Ogre est haïssable, il n’est pas méprisable. »
Ces raccourcis saisissants ne font pas l’intérêt dominant d’un livre dont l’objet est de dépoussiérer la statue du vicomte, encombrée de clichés tenaces. Si pour l’auteur « Tout, chez Chateaubriand, tend la main à notre époque », c’est que l’enfant de Saint-Malo est un homme de provocation et de paradoxe que rend mal l’image convenue colportée par la tradition. Son rapport à la monarchie est turbulent, voire irrévérencieux, puisqu’il veut bien le roi, mais qu’il souhaite en même temps les libertés, conditions d’une démocratie qu’il n’appelle pas de ses vœux mais dont il devine le prochain avènement.
Son christianisme, à lui qui en glorifie le « génie », est plein de fantaisie et de joie, dépourvu de toute volonté édifiante, et le livre qui le célèbre est tout sauf mystique. Sa fascination pour Napoléon est d’ordre littéraire et psychologique oscillant « sans cesse entre l’admiration irrésistible et l’incompréhension dégoûtée ».
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« Un romantique anti-romantique »

On fait de lui un nostalgique de l’Ancien Régime, alors qu’il peut être progressiste dans ses idées et dans son style. Né vingt ans avant la Révolution, il est autant le descendant de Rousseau – qu’il va vérifier en Amérique – que de Montesquieu qu’il prolonge par l’opuscule qui va le déconsidérer auprès des Ultras, La Monarchie selon la Charte. Faut-il le confondre avec son double encombrant, René, idole d’une génération en quête de modèle ? Peut-être, mais sûrement pas un René errant et oisif « poussé par des passions et des malheurs », plutôt un jeune homme de tous les temps tenaillé par un attachement incestueux pour sa sœur. Sujet repris dans Atala « récit d’une passion incestueuse brisée par l’interdit religieux ». Au total Crépu s’autorise un diagnostic qui peut faire débat : Chateaubriand « un romantique anti-romantique ».
Qu’est-il alors, ce monument de notre littérature ? Un homme seul, comme le suggérait Gracq, cité à deux reprises : « Dès qu’il paraît, il est seul. » Seul parce qu’aucun de ses contemporains ne l’égale (les rivaux majeurs appartiennent à la génération suivante) ; seul parce qu’il est réfractaire à tous les embrigadements, rétif à toutes les compromissions et que l’étendue de son ambition ne peut qu’effrayer ceux qui ont les moyens de la satisfaire ; seul parce l’ensemble de ses conquêtes féminines – multiples, prestigieuses – n’a pas réussi à lui apporter l’apaisement souhaité, sauf peut-être vers la fin de sa vie auprès de Madame Récamier.
Seul parce qu’il est trop remarquable et trop imprévisible, trop immense parfois, trop mesquin d’autres fois ; seul comme Rancé, auquel il s’identifie quand il raconte sa vie dans de sublimes pages testamentaires. Seul parce que, en conformité avec un poncif romantique, la puissance de son génie nous le fait tenir à distance. Un des mérites du livre virevoltant de Michel Crépu est, à nous lecteurs du XXIe siècle, de nous le rendre proche.

Yves Stalloni 

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Michel Crépu, « Le Souvenir du monde. Essai sur Chateaubriand », Grasset, 2011, 214 p.

Chateaubriand dans les Archives de « l’École des lettres ».

« Les Mémoires d’outre-tombe » dans la collection « Classiques abrégés ».

Yves Stalloni
Yves Stalloni

Un commentaire

  1. Il était temps, vraiment, que je « revisite » le portrait de Rancé, le double de René, grâce au livre de Michel Crépu,Le souvenir du monde, Essai sur Chateaubriand. Chateaubriand, « l’analyste pointu de la fermentation des passions . . . » ne sera pas délogé de sitôt de la place éminente qu’il occupe au Panthéon des hommes de lettres toutes chapelles confondues. Seul Céline lui dispute inlassablement cette place.

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