Modiano de retour dans la province de l’enfance
Comme en écho à Remise de peine, Chevreuse, le dernier roman de Patrick Modiano, retourne dans le village où un enfant s’est tu, témoin de faits étranges. Ceux-ci ressurgissent dans un roman qu’il écrit une fois adulte, prêt à chasser ses fantômes.
Par Nobert Czarny, critique littéraire
Comme en écho à Remise de peine, Chevreuse, le dernier roman de Patrick Modiano, retourne dans le village où un enfant s’est tu, témoin de faits étranges. Ceux-ci ressurgissent dans un roman qu’il écrit une fois adulte, prêt à chasser ses fantômes.
Par Nobert Czarny, critique littéraire
En 1988 paraissait Remise de peine. Dans ce roman à teneur autobiographique, Patrick Modiano racontait un étrange moment de son enfance, dans une maison de Jouy-en-Josas. Ses parents les avaient confiés, son jeune frère et lui, à des femmes qui habitaient rue du Docteur-Dordaine, au 38. Des événements graves, que les enfants ne comprenaient pas vraiment, s’y déroulaient. L’auteur écrivait à la première personne. Difficile de savoir ce qui était vrai, ce qui était inventé.
Chevreuse met en scène un certain Jean Bosmans. Comme un double de Modiano, puisqu’il est écrivain, qui aurait vécu des événements similaires dans un village nommé Chevreuse, au 38 de la rue du Docteur-Kurzenne. Laquelle existe vraiment à Jouy-en-Josas. Ces événements ne sont pas au cœur du roman qui se déroule vers 1965, alors que Bosmans, adulte, est sur le point d’écrire son premier roman et de se libérer du poids du passé en un printemps. Il fréquente une certaine Camille, surnommée « Tête de mort », et croise une certaine Martine Hayward. Or, toutes deux ont des liens avec Chevreuse et un trio inquiétant qui voudrait en savoir plus sur un fameux trésor caché dans cette ville par un dit Guy Vincent, croisé à la prison de Poissy.
Dans les romans de Patrick Modiano, tout est à la fois limpide et trouble, le paradoxe n’est qu’apparent. Le narrateur aspire à une vie simple, les rencontres de « personnes peu recommandables », des faits obscurs, des détails inquiétants l’empêchent de respirer librement. Chevreuse est un roman dans le roman, et, à certains égards, un livre teinté d’autodérision. Patrick Modiano se moque de ce Bosmans qui s’exclame « Attendez, je reviens ! », pour mieux disparaître.
On connaît le peu de goût de l’écrivain pour les entretiens télévisés ou radiophoniques. Les livres de chevet de son personnage Bosmans sont L’Art de se taire de l’abbé Dinouart, au titre sans équivoque, et les Mémoires du Cardinal de Retz, grand livre tissé d’intrigues et de complots. Qu’a-t-il tu dans la maison de Chevreuse, quand des policiers perquisitionnaient, ou face au trio menaçant de De Gama et ses sbires ? Son professeur lui a appris que « prose et poésie ne sont pas faites simplement de mots mais surtout de silence ».
Cet art du peu, de la rature, de l’ellipse, et donc de la suggestion, est ce qui rend la lecture de Modiano si dense. On lit certes un court roman, mais ce qu’on ne lit pas est aussi important, intense. On se laisse porter par cette prose resserrée, et on s’interroge, on établit des liens, on tisse des réseaux.
Ce mot de réseau n’est pas indifférent. Les hommes qui veulent savoir ce qui est caché dans la maison de Chevreuse sont liés et ligués contre Bosmans. De Gama, qui est « habillé de manière trop soignée » et « parle le français d’une drôle de façon, tantôt avec un accent indéfinissable, tantôt avec des intonations très parisiennes en utilisant des mots d’argot », suscite le malaise. Quand il sort de l’hôtel Chatham, une sorte de refuge, il semble aux aguets, comme s’il était « interdit de séjour ».
René-Marco Hereford n’est pas plus fréquentable. Il habite un grand appartement à Auteuil, avec son fils et la jeune Kim, qui s’occupe tout le temps de l’enfant. Cet appartement, comme la maison de Chevreuse, appartient à Rose-Marie Krawell, sa « marraine ». Mais est-il bien honnête ? De quoi vit-il au juste ? La nuit, des hommes et des femmes se retrouvent chez lui, sans doute grâce à ce « réseau » téléphonique qui fonctionne sur des lignes abandonnées.
En revenant sur son passé, Bosmans peut effacer les fantômes qui ont hanté son enfance et sa jeunesse. Le mot « frontières » revient très souvent. Il permet de séparer la vie vécue du rêve (ou du cauchemar), de signifier le passage entre Paris et Chevreuse. Dans la capitale, ce sont les arbres qui marquent les limites entre les quartiers, entre une rive gauche faite d’espace et de silence, et les foules du « cloaque de Saint-Lazare ». La topographie aide aussi à « réveiller les souvenirs les plus lointains. »
Dans Remise de peine, comme dans Chevreuse, l’enfance garde sa petite lumière. C’est une montre aux multiples cadrans, prêtée au narrateur par le personnage de Jean D., une boussole offerte par René-Marco, un tour d’autotamponneuse un été…
Dans son discours du Nobel, comme dans les deux livres qui se répondent, à trente ans de distance, Patrick Modiano rappelle qu’à son époque, on n’écoutait pas les enfants. On ne les laissait pas parler. Mais ce qu’ils entendaient et ce qu’ils voyaient ressurgit parfois dans de beaux romans.
N. C.
Patrick Modiano, Chevreuse, Gallimard, 176 pages, 18 euros.
Ressources dans L’École des lettres :