Molière : un Tartuffe inédit
à la Comédie-Française
À la recherche d’un Molière perdu : si Tartuffe est la pièce du dramaturge la plus jouée, le metteur scène Ivo Van Hove a jeté son dévolu sur la version primitive en trois actes. Cette comédie sur l’abus de pouvoir d’un dévot se révèle être une satire mordante de l’emprise de la religion sur la société civile.
Martial Poirson,
professeur d'histoire culturelle, de littérature et d'études théâtrales à l'université Paris 8
À la recherche d’un Molière perdu : si Tartuffe est la pièce du dramaturge la plus jouée, le metteur scène Ivo Van Hove a jeté son dévolu sur la version primitive en trois actes. Cette comédie sur l’abus de pouvoir d’un dévot se révèle être une satire mordante de l’emprise de la religion sur la société civile.
Par Martial Poirson,
professeur d’histoire culturelle, de littérature et d’études théâtrales à l’université Paris 8
C’est une création inédite que propose la Maison de Molière pour ouvrir une saison « Molière 2022 » célébrant le quadricentenaire de la naissance du saint patron de la troupe. Il s’agit de Tartuffe, la pièce du dramaturge la plus fréquemment jouée, avec près de 3200 représentations à la Comédie-Française depuis 1680, auxquelles il faut ajouter près de 200 représentations en tournée.
Or, le metteur en scène Ivo Van Hove a décidé de ne pas s’attaquer à la version bien connue en cinq actes, réécrite à deux reprises pour contrevenir à la censure et finalement triompher sous le titre Tartuffe ou L’Imposteur en 1669. Il lui a préféré la version primitive en trois actes, Tartuffe ou l’Hypocrite, créée à l’occasion des huit jours de festivités des « Plaisirs de l’île enchantée »à Versailles, en mai 1664. Jamais imprimée ni reprise après son interdiction par Louis XIV, sous la pression impérieuse de l’Église catholique, cette comédie sur l’abus de pouvoir d’un dévot, sur la crédulité d’un père de famille bigot, révèle toute l’efficacité d’une satire acerbe et sans concession de l’emprise de la religion sur la société civile.
Cette œuvre singulière est présentée comme une « reconstitution historique raisonnée » de la comédie d’origine, à partir des méthodes de critique génétique, placées sous l’égide de Georges Forestier, biographe et directeur de l’édition complète des œuvres de Molière dans la Bibliothèque de la Pléiade. Le travail de reconstitution procède par « grattage » de la version définitive, réduite aux actes I, III et IV, et épurée des augmentations opérées par Molière lui-même pour adoucir le trait satirique de sa comédie.
Dans cette version primitive, Tartuffe est un intrigant et non un imposteur professionnel. Cet hypocrite, qui simule la dévotion, fonde son action sur l’invocation obsessionnelle de la religion. Elle est la caution de toutes ses exactions, relayée par la piété aveugle de son hôte, Orgon, un homme sous emprise prêt à renier femme et enfants pour complaire à son zélé directeur de conscience.
Là réside toute l’audace de la pièce, jugée insupportable en son temps, puisque la satire porte sur un prêtre dûment mandaté par l’Église catholique. Autrement dit, un guide spirituel en matière de religion et de morale, et notamment en conseils matrimoniaux, qui prétend gouverner le foyer à la place du chef de famille, au plus près des âmes et des corps, alors qu’il est lui-même tombé dans la concupiscence.
Aucune « imposture » ne vient sauver les apparences dans cette comédie visant à critiquer la pratique ordinaire de la dévotion excessive, l’emprise des injonctions religieuses sur la sphère domestique, ou encore le poids de la piété aveuglante sur ce Grand Siècle des moralistes.
Des drames intimes dans une société en mutation
Ivo Van Hove est persuadé que « les pièces de Molière sont des drames familiaux, conjugaux, reflétant une société en mutations, écartelée entre des tendances résolument conservatrices […] et des désirs d’émancipation, de liberté ». De son point de vue, le personnage de Tartuffe est « une surface de projection pour tous les autres protagonistes », autorisant, une véritable « expérimentation sociale » (voir son entretien publié dans le programme de salle du spectacle).
Cette interprétation est magnifiquement matérialisée par la scénographie conçue par Jan Versweyveld : le décor consiste en une sorte de machinerie qui suit les métamorphoses du personnage principal, depuis le clochard jusqu’à l’homme du monde, tout en rendant perceptible l’effondrement du cercle familial et la ruine de la maison bourgeoise. Une grande passerelle praticable, placée devant des coulisses laissées à vue, tient lieu d’espace transitionnel entre ce qui se passe hors scène et ce qui se déroule sous les yeux du spectateur. Ceci rend sensible la fragilité de l’édifice familial et le virtuose numéro d’équilibriste de l’intrigant dévot, qui joue et se joue des apparences.
Une scène de prologue ajoutée par le metteur en scène donne d’emblée le ton, montrant un Tartuffe SDF, vivant dans la rue, recueilli dans le foyer d’Orgon, dépouillé de ses hardes, lavé, vêtu par ses domestiques et entouré de toutes les prévenances par un cercle familial, bien loin de se douter de l’influence délétère qu’aura cet homme sur la destinée de la maison.
Cette scène d’ouverture ajoutée à la comédie de Molière est à l’image de l’ensemble de la mise en scène, qui s’autorise une grande liberté d’interprétation de l’esprit, sinon du texte qui, lui, est pris à la lettre. Plusieurs pantomimes muettes viennent ainsi ponctuer une mise en scène qui n’hésite pas à assumer le parti pris de l’actualisation afin de montrer les nombreux échos contemporains de cette pièce visionnaire sur l’effondrement annoncé d’un modèle patriarcal à bout de souffle.
La violence nue des rapports humains
Portée par ce texte âpre et sans fioritures, la mise en scène du flamand Ivo Van Hove souligne en effet la violence nue et sans filtres des rapports humains, qu’il s’agisse de montrer la correction infligée par Orgon à son fils Damis à grands coups de bâton, la flagellation de Tartuffe qui fait de façon ostentatoire acte de contrition, ou encore le viol ambigu d’Élmire, manifestement troublée par la séduction agressive et brutale du dévot, sous les propres yeux sidérés du mari, incapable d’en arrêter le cours.
Dans cette mise en scène, Tartuffe est bien l’obscur objet d’un désir triangulaire, suscitant tour à tour la fascination de l’épouse et du mari. Ce dernier apparaît plus que jamais sous emprise, incapable de faire valoir ses droits. Un « chef de famille » défaillant, en somme, alors qu’il est le fondement même de la structure patriarcale dans l’ordre social et politique de l’Ancien Régime. Il finit par renoncer délibérément à son autorité sur le patrimoine (il lègue sciemment sa fortune à l’imposteur), sur le lignage (il déshérite son fils et désavoue le mariage d’amour qu’il lui avait promis) et sur son épouse (il renonce à ses prérogatives de mari en assistant à sa séduction).
Cette fable politique est d’une totale noirceur : aucune providence divine, aucun deus ex machina (l’archer du roi de la version longue de la pièce) ne vient au dénouement sauver la situation ou conserver les apparences. Si bien qu’Orgon et son beau-frère Cléante terminent dans la rue, exclus du foyer, et transformés en vagabonds, tout comme Tartuffe au début de la pièce. Damis est devenu travesti, Madame Pernelle, la très pieuse mère d’Orgon, est enterrée, et Élmire affiche le visage radieux d’une femme enceinte… de Tartuffe lui-même.
La roue de fortune a tourné, entraînant avec elle le désordre des conditions, des genres, des générations, sous l’œil des domestiques, en particulier de l’avisée et rouée Dorine, totalement impuissante devant une telle curée. Ce tableau final est, certes, une très libre interprétation, par le metteur en scène, du dénouement sans espoir sur lequel s’achève la comédie. Elle n’en constitue pas moins un raccourci saisissant de l’intensité tragique de la pièce.
M. P.
Le Tartuffe ou l’Hypocrite, comédie en trois actes restituée par Georges Forestier, avec la complicité d’Isabelle Grellet, Paris, Éditions Portaparole, 2021.
Mise en scène par Ivo Van Hove à la Comédie-Française, dans l’alternance, jusqu’au 29 avril 2022.
Ressources complémentaires :
« Dom Juan, retour aux sources », L’École des lettres, Philippe Leclercq, 17 février 2022.
« Après Molière, quels sont les enjeux de ce quadricentenaire ? », L’École des lettres, Martial Poirson, numéro 3, février-avril 2022.
« L’anniversaire du ‘‘ patron’’», L’École des lettres, Philippe Leclercq, numéro 3, février-avril 2022.