Notre planète. Chronique n° 5
Exposition « Avant l’orage » :
quand l’art alerte sur la fragilité des écosystèmes
Par Philippe Leclercq, critique
« Avant l’orage » prévient le titre de l’exposition qui se tient actuellement à la Bourse de commerce de Paris. Le nouvel espace muséal, et écrin de la collection Pinault, a été aménagé et transformé pour accueillir des œuvres destinées à interroger notre rapport à la nature. Sur fond de dérèglement climatique, et dans l’urgence d’un présent précarisé, une quinzaine d’artistes internationaux invitent à découvrir des atmosphères et des univers inédits, grondant d’une juste inquiétude. À travers des installations, tableaux, photographies et vidéos, ils soulignent avec force la fragilité de nos écosystèmes.
Nature de l’art et vice-versa
L’entrée en matière est foudroyante, et résonne d’un accent que l’on dirait prophétique. Datant de 1971, l’immense à-plat aux couleurs de rouille de l’artiste guyanais, formé à Londres, Frank Bowling, parle d’un monde confus et en feu. Son Texas Louise baigne dans un horizon crépusculaire (on songe au William Turner, dernière manière) où surnage une carte du double continent américain à la dérive. En face, la vidéo Atmosphere de Judy Chicago (1971-1972), l’un des premiers jalons de l’art « éco-féministe », mélange corps féminins et fumigènes dans un geste visant à transformer le paysage de manière éphémère. Les images expérimentales questionnent à la fois la présence des femmes dans l’art et la relation (ici douce) de l’humain à son environnement.
Les vingt-quatre vitrines du Passage de la Bourse offrent ensuite de faire le tour du monde et de la rotonde. Les objets insolites de la plasticienne belge Edith Dekyndt, glanés aux quatre coins du globe, et provenant de diverses matières animales, minérales et végétales, sont détournés de leur fonction. Le lien entre art et nature est au centre de la réflexion de l’artiste qui interroge l’entre-deux, le passage d’un état à l’autre, et l’idée de transformation à l’œuvre dans la création, comme en témoignent ses nombreux assemblages.
Au milieu de ce petit théâtre d’objets curieux trône la vidéo Ombre indigène (2014) de son célèbre drapeau de cheveux, planté sur l’île du Diamant (Martinique) où s’échoua en 1830 un bateau de traite clandestine, chargé d’une centaine de captifs africains. Du geste de mémoire à l’acte politique, on se souviendra que cette vidéo est devenue virale sur les réseaux depuis le mouvement de révolte de la population en Iran. Des femmes se coupèrent les cheveux en souvenir amer de la mort de Mahsa Amini, jeune Kurde iranienne de 22 ans, arrêtée en septembre 2022 par la police des mœurs pour infraction aux codes vestimentaires.
Forêts et mers en souffrance
Plus loin, dans la salle des pas perdus, la Britannique Tacita Dean scrute les inquiétudes de notre époque avec une œuvre atmosphérique, Foreign Polici (2016), réalisée à la craie sur tableau noir, à laquelle répondent les images vidéo de White is the Color (2002) de l’artiste américaine Diana Tather. Ces images sidérantes en noir et blanc, projetées sur un mur immense, font croire que l’on assiste à la formation magnifique d’immenses stratocumulus avant de comprendre que l’on contemple les émanations stratosphériques de l’une des plus grandes catastrophes à répétition de notre début de siècle : les méga feux de forêts (californiens en l’occurrence).
Au cœur du musée, plongée au cœur de la forêt. De ce qu’il en reste… Des troncs et d’énormes branches, arrachés par les tempêtes, brisés, tordus et appuyés sur des structures en bois manufacturé en guise de béquilles, attendent le visiteur dans la rotonde, l’espace emblématique de la Bourse de commerce, converti en serre géante et grandiose. Cette installation de l’artiste danois d’origine vietnamienne Danh Vo évoque l’état de santé des arbres. La pâle lumière qui pleut de la haute verrière ne peut plus rien pour les essences blessées ; de petits bacs à fleurs, comme des ex-voto, répondent à la prière des morts susurrée par les sculptures pieuses en bois qui jalonnent le parcours.
Située dans une galerie du premier étage, l’étonnante vidéo panoramique du Franco-marocain Hicham Berrada immerge dans un monde aquatique soumis à d’inquiétants bouleversements. Divers métaux sont immergés dans un aquarium rempli d’une solution acide et, par conséquent, soumis à d’intenses réactions chimiques. Des formes, des halos, des spores, des filaments, des excroissances naissent et meurent tour à tour. De la séquence diffusée à vitesse réelle émerge un sentiment de violence qui fait écho à celle exercée sur l’ensemble des fonds marins. Son titre, Présage (2018), rappelle que le futur de nos fragiles écosystèmes, a fortiori marins, se conjugue déjà au présent.
À la frontière des natures
Waterfall, l’œuvre de Robert Gober (2015-2016), étonne par le reversement du regard qu’il propose. Il s’agit d’une veste de costume bleue, suspendue, de dos, à un mur. En s’approchant, on découvre en son centre une ouverture carrée, comme une fenêtre donnant sur un formidable paysage intérieur. Il y a là une cascade, des feuilles et de la mousse, tout un petit monde agreste et enchanteur, diffusant même un brin d’air frais. L’œuvre du plasticien américain propose en un geste formidablement poétique de réconcilier l’idée occidentale de rupture entre nature et culture depuis longtemps commentée par l’anthropologue Philippe Descola (Par-delà nature et culture, 2005). Le spectateur, pris lui-même dans le dispositif, se retrouve à la fois à la lisière d’une nature en trompe-l’œil et devant une toile de René Magritte que l’on dirait sortie d’une imprimante 3D.
Après la vidéo des zones sombres, entre chien et loup, explorant les frontières de l’humain, de Pierre Huyghe (A Way in Untilled, 2012-2013), on aura plaisir à découvrir les « horizons indiscernables » du Brésilien Lucas Arruda (2021). Ce sont de petits paysages, presque des mondes imaginaires, où s’abolissent les limites entre les éléments. Peintes de mémoire, en atelier, ces huiles montrent des ciels à la lumière trouble jusqu’à l’abstraction (on songe à Mark Rothko). Quand un bout de forêt apparaît, c’est souvent dans un horizon vague, un espace de couleurs inquiètes.
Enfin, à côté d’un polyptique de Cy Twombly (dix panneaux de tardive et anecdotique facture, 2000), on appréciera les délicates compositions de l’artiste catalan Daniel Steegmann Mangrané. Sa petite feuille (Elegancia y Renuncia, 2011) et ses fines branches taillées en tranches longitudinales (Geometric Nature/Biology, 2022) stimulent la compréhension de l’éphémère et du transitoire. Leur grâce, prise dans un jeu d’éclairages et de souffles d’air savants, attire le regard sur les mouvements qui traversent l’espace et en déconstruisent l’équilibre précaire en un instant, sur la manière dont la lumière découpe pacifiquement le vivant et le réinvente en permanence, sur l’extrême fragilité de la beauté d’une ramure d’arbuste ou de feuille de ficus séchée.
« L’art peut certainement nous rendre plus conscients, souligne Emma Lavigne, la commissaire de l’exposition. Certains des artistes de l’exposition recyclent des matériaux, des arbres qui ont été déracinés par des tempêtes. Un musée d’art, c’est un lieu où l’on prend soin des œuvres d’art, mais c’est aussi, aujourd’hui, un lieu plus engagé où l’on prend soin de la nature. » À l’heure de quitter cette touchante et stimulante exposition, comment ne pas s’en souvenir ?
P. L.
L’exposition « Avant l’orage » se tient à la Bourse de commerce – Fondation Pinault (Paris, 1er) jusqu’au 11 septembre 2023, tous les jours de 11 heures à 19 heures, sauf le mardi. Nocturne le vendredi jusqu’à 21 heures. Gratuit en nocturne, de 17h à 21h, le premier samedi du mois.
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