Nouveaux programmes
d’enseignement moral et civique :
la montagne accouche d’une souris ?

Depuis l’origine de l’école républicaine, l’instruction civique est un élément essentiel de la construction de la citoyenneté. Emmanuel Macron s’en est saisi pour refonder les devoirs envers la Nation. Les nouveaux programmes d’EMC prolongent ceux de 2019 sans les révolutionner, en tentant de replacer l’individu dans le collectif.
Par Alexandre Lafon, professeur d’histoire-géographie et enseignement moral et civique

Depuis l’origine de l’école républicaine, l’instruction civique est un élément essentiel de la construction de la citoyenneté. Emmanuel Macron s’en est saisi pour refonder les devoirs envers la Nation. Les nouveaux programmes d’EMC prolongent ceux de 2019 sans les révolutionner, en tentant de replacer l’individu dans le collectif.

Par Alexandre Lafon, professeur d’histoire-géographie et enseignement moral et civique

Au mieux décevants, les nouveaux programmes de l’enseignement moral et civique (EMC) du primaire au secondaire, qui viennent d’être publiés au Bulletin officiel du 13 juin, ne suscitent que peu l’intérêt des enseignants, en premier lieu celui des professeurs d’histoire-géographie. Comment expliquer cet état d’esprit alors même que le chef de l’État souhaitait faire de « l’instruction civique » une discipline « essentielle » du CP au lycée ?

Nous y sommes sans doute habitués : aux grandes déclarations d’intention succèdent de plus en plus des mises en œuvre au rabais. Pensons par exemple à l’espoir suscité par la Convention citoyenne pour le climat de 2020 : 150 citoyens tirés au sort, 9 mois de travaux autour de la question « Comment réduire d’au moins 40 % par rapport à 1990 les émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030, dans le respect de la justice sociale ? », 149 propositions intelligibles, quasiment toutes oubliées, enterrées par le gouvernement au nom du bon sens économique présentiste.

Cette tendance se confirme depuis 2017, en particulier dans l’Éducation nationale. Certes, le baccalauréat a bien été difficilement réformé, l’école a été défendue comme plus inclusive, quelques dédoublements de classes ont eu lieu à l’école primaire. Mais aucun aggiornamento (mise à jour) en vue suggérant une harmonie entre primaire et secondaire, et un réarmement pédagogique efficace autour d’une formation des enseignants repensée et revalorisée. Le mammouth n’avance que lentement, le niveau des élèves français s’étiole. Toutes les études internationales le soulignent, à l’image des tests décevants réalisés par les élèves de l’Hexagone en français et mathématiques à l’entrée en seconde.

Le deuxième quinquennat de l’actuel président de la République devait être celui de la jeunesse et de l’école, le fer de lance d’une politique volontariste contre les injustices sociales, pour l’égalité des chances, les apprentissages fondamentaux dans l’ordre et « l’autorité restaurée ». Pour cela, le « pacte enseignant » a été mis en place (avec difficulté) afin de pourvoir aux remplacements des professeurs absents. À la suite des émeutes de 2023 à Nanterre et de l’attentat du 13 octobre 2023 dans un lycée d’Arras, durant lequel Dominique Bernard, professeur d’histoire-géo, a été assassiné, il s’est agi de mieux instruire les futurs citoyens sur leurs droits, devoirs, leur appartenance à la Nation. Pour assurer ce qu’il nomme « réarmement civique », Emmanuel Macron a affirmé, le 16 janvier dernier : « Chaque génération de Français doit apprendre ce que la République veut dire : son histoire, ses droits, ses devoirs, sa langue, son imaginaire, et cela dès l’enfance ». Pour ce faire, le président compte sur l’apprentissage de la Marseillaise par les élèves de primaire et sur l’instruction civique au collège. Et sans doute l’expérimentation de l’uniforme dans les établissements volontaires. Qu’en est-il vraiment ?

Instruction civique, éducation et enseignement moral et civique : une constante de l’école

« Instruction civique », l’expression vieillie utilisée par le Président Macron renvoie au programme des lois scolaires de 1881-1882. Comme le rappelle Jules Ferry dans sa lettre aux instituteurs du 28 novembre 1882 à propos du « régime nouveau » : « Des diverses obligations qu’il vous impose, […] c’est la mission qui vous est confiée de donner à vos élèves l’éducation morale et l’instruction civique ». Ce rôle majeur de l’école est rappelé dans l’article 111-1 du Code de l’éducation : « Outre la transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l’école de faire partager aux élèves les valeurs de la République. » Dès l’origine de l’école républicaine, l’instruction civique apparaît comme un élément essentiel de la construction de la citoyenneté. Mais si cette citoyenneté s’ancre dans le patriotisme (du village à la « grande patrie »), elle débouche sur l’amour de l’humanité, comme le souligne la Ligue de l’enseignement lors de son congrès de 1904 :

« L’éducation laïque et républicaine développe en même temps les sentiments patriotiques et les sentiments humanitaires, le devoir envers la patrie étant la première forme et la plus concrète des devoirs envers l’humanité. »   

Benoit Falaize, Charles Heimberg, Olivier Loubes (dir.), L’école et la nation, Paris, ENS éditions, 2013, introduction p. 23.

Placée en tête des disciplines, l’instruction civique avait pour objectif de mettre à distance l’éducation religieuse afin de construire une socialisation républicaine des futurs citoyens, fondée sur les principes liés de devoirs et de droits, individuels et collectifs. Républicaine, elle résistera aux tentatives conservatrices puis fascistes de Vichy entre 1940 et 1944. Elle deviendra « éducation civique » dans les années 1970 sous le signe de l’interdisciplinarité des sciences humaines, pour être réintroduite à l’école primaire et dans les collèges comme discipline à part entière en 1984 par Jean-Pierre Chevènement. Dans cette perspective, ce dernier demande à l’historien Claude Nicolet un rapport qui a pour titre : « Pour une restauration de l’éducation et de l’instruction civique ». L’idée est bien de refonder, avec l’horizon déjà du bicentenaire de la Révolution française de 1789, une identité républicaine fondée sur le savoir et la connaissance.

Mais les crises successives que traverse le pays : intégration des enfants d’immigrés, « territoires perdus de la République » (qui ne le sont pas), démissions multiples, amènent à réintroduire dans les années 2000 la « morale » à l’école : morale de la politesse à droite (Xavier Darcos, Luc Chatel), morale au service de la République laïque à gauche (Vincent Peillon) qui devient d’autant la boussole de la discipline après les attentats de 2015.

L’enseignement moral et civique emplit dès lors un espace scolaire important selon les orientations suivantes, réaffirmées dans les programmes de 2019 :

« À tous les niveaux de l’enseignement primaire et secondaire, l’enseignement moral et civique aide les élèves à devenir des citoyens responsables et libres, conscients de leurs droits mais aussi de leurs devoirs. Il contribue à forger leur sens critique et à adopter un comportement éthique. Il prépare à l’exercice de la citoyenneté et sensibilise à la responsabilité individuelle et collective. Cet enseignement contribue à transmettre les valeurs de la République à tous les élèves. »

Depuis 2022, l’époque est au retour de l’instruction civique. Le changement sémantique, dont le Café pédagogique rappelle qu’il est poussé par la droite, n’est pas anodin. Derrière l’instruction civique restaurée, il s’agit de replacer la connaissance au cœur de l’école dans la verticalité de la transmission, les fondements d’une identité républicaine et nationale. En plus des attentats et de la montée de l’extrême droite depuis 2017, les émeutes de juillet 2023 ont obligé le gouvernement à accélérer une réforme déjà dans les cartons. L’école serait selon Emmanuel Macron la pierre angulaire du « réarmement civique de la nation » : « c’est à partir de [l’école] que nous rebâtirons la France », a-t-il déclaré.

Au menu ? L’EMC comme discipline à part entière (détachée de l’histoire-géographie), doublement des heures au collège, apprentissage des textes fondamentaux. Un préprojet est publié en janvier 2024 au moment où se prépare la rentrée de 2024-2025. Les programmes sont finalement présentés au Bulletin officiel du 13 juin et intitulés : « Programme d’enseignement moral et civique du cours préparatoire à la classe terminale des voies générale, technologique et professionnelle et des classes préparant au CAP ». La révolution civique en marche ?

Des tentatives de réforme

En introduction générale des programmes de l’ensemble des deux cycles primaire et secondaire, l’accent est mis sur l’apprentissage du vivre-ensemble, puisqu’ils visent à faire émerger chez les élèves « une conscience claire de leur citoyenneté. Il les aide à élaborer une idée du bien public qui transcende les intérêts particuliers. » Cette inflexion peut se lire comme un souci de soutien à la recomposition du lien social mis à mal. En classe de seconde, la notion complexe de liberté est désormais appréhendée à partir de celle d’état de droit. Cette dernière permet d’articuler les libertés individuelles et collectives, en particulier sur la laïcité : « En assurant que l’État traite de manière égale les citoyens, quelles que soient leurs convictions, la laïcité garantit de manière ferme la liberté de conscience et le pluralisme des croyances ». Sont réaffirmées également les libertés d’expression et de la presse sur 6 ou 5 heures (voie générale ou professionnelle).

L’éducation aux médias est explicitement introduite à tous les niveaux d’enseignement et indiquée dans les démarches pédagogiques, notamment dans le cadre de l’étude des réseaux sociaux. Si ces derniers ne sont pas remis en cause, leur « régulation » est interrogée (programme de seconde), et le traitement médiatique des minorités questionné (en première).

De ce point de vue, les programmes de 2024 offrent, à la différence de leurs prédécesseurs, des notions et des contenus d’enseignement mieux développés et plus précis qui pourront guider davantage les enseignants dans leur progression annuelle.

Les anciens programmes réchauffés

À lire les nouveaux programmes, de lycée général en particulier, les changements attendus n’y sont pas. Leurs intitulés reprennent ceux des programmes précédents. Ainsi, en seconde, « La liberté, les libertés » (programme de 2019) devient « Droits, libertés et responsabilités ». En première, « Le lien social » devient « Cohésion et diversité dans une société démocratique ». En terminale, « La démocratie, les démocraties » se transforme en « La vie démocratique : débat, délibération et prise de décision ».

Plusieurs autres critiques peuvent être formulées. Comme le souligne l’Association des professeurs d’histoire-géographie (APHG), au collège se découvre une certaine obsession pour le Service national universel (SNU) dont l’Éducation nationale a la charge (dans le cadre des classes engagées par exemple, qui ne font pas recette). Par contre, les problématiques de défense semblent devoir se contenter de la portion congrue au lycée (classe de première). Elles apparaissaient en particulier en seconde dans les programmes de 2019, dans le cadre de l’apprentissage des libertés autour de problématiques civiques marquantes : quelle défense pour la France, quelle place pour les armées en démocratie, quels enjeux de sécurité dans le cadre des libertés individuelles et collectives ?

On aurait pu souhaiter que les notions d’écocitoyenneté et d’engagement collectif contre le réchauffement climatique et les atteintes à la biodiversité soient mieux développées de la seconde à la terminale (générale comme professionnelle).

Sur la forme, les associations de professeurs d’histoire-géographie, en charge à 90 % de l’enseignement moral et civique, s’émeuvent d’une présentation « descendante » des programmes : « Alors que les précédents programmes offraient une large liberté de manœuvre, la version 2024 amorce un virage à 180° en matière d’injonctions. Désormais, non seulement il y a des textes à lire obligatoirement, mais aussi toute une démarche pédagogique à suivre, avec même des propositions de mise en œuvre », souligne Déborah Caquet, de l’association de professeurs d’hist-géo les Clionautes.

La valorisation du « débat » (pourtant soulignée en page 7 du préambule des nouveaux programmes), qui était au cœur des apprentissages en EMC depuis plusieurs années, notamment au lycée, semble perdre de l’importance. De plus, la participation annoncée aux commémorations, comme les propositions de réalisation de projets pédagogiques, semblent s’évanouir dans la description des mises en situation d’apprentissage.

On peut également s’interroger sur le manque de réflexion critique vis-à-vis des grands enjeux politiques et sociaux : par exemple sur la défense ou sur l’écologie : comment allier transition et citoyenneté ? Le cadre démocratique actuel est-il soluble dans la transition écologique nécessaire ? En revanche, apparaît la notion de « patriotisme constitutionnel » en première, définie comme « l’attachement des citoyens aux principes fondateurs de la République et de la démocratie françaises, ainsi que le souci de les voir respectés et de mieux en mieux réalisés ». Cette formulation, rattachée en première au thème « Nationalité et citoyenneté », paraît bien ambiguë. Ne renvoie-t-elle pas à une approche très subjective qui s’éloigne des valeurs républicaines, pour se rapprocher d’items davantage portés par une droite glissant vers les extrêmes ? L’usage de l’article 49.3 est souligné en terminale… dans une partie consacrée aux délibérations. Étonnant, non ?

L’un dans l’autre, ces nouveaux programmes avancent entre permanences et mutations, sans poser réellement tous les enjeux sociétaux, notamment environnementaux. Sans doute trop injonctifs et parfois surannés (le « patriotisme » plus que la dimension universelle de notre République), ils prolongent finalement les programmes de 2019 sans les révolutionner, en tentant de replacer l’individu dans le collectif. « Réarmement civique » à quel profit ? Celui de l’esprit critique ou d’un esprit civique imposé ? Ce sera aux professeurs d’en juger à travers leur mise en œuvre, dans un espace-temps qui reste, là encore, fort contraint.

A. L.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Alexandre Lafon
Alexandre Lafon