"Nue", de Jean-Philippe Toussaint. Miel et chocolat

Puvoirs_N° 119À la dernière page de Nue, roman qui clôt le cycle de Marie, la jeune femme pose une question qui traduit son incrédulité et dont nous ne révèlerons pas la teneur. Elle sert de point final à cet ensemble de quatre romans parus entre 2002 et 2013.
On retrouve donc le narrateur, amoureux de cette imprévisible Marie, forte personnalité pour qui on pourrait reprendre ce que celui-ci dit de ses créations artistiques, à savoir que « la perfection ennuie, alors que l’imprévu vivifie ».
Et l’imprévu ne manque pas dans ce roman qu’on pourra lire distinctement des autres, mais qu’on aura davantage plaisir à lire en écho à Faire l’amour, Fuir et La Vérité sur Marie.

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Tokyo, l’Ile d’Elbe et Paris

Les lieux dans lesquels se déroule cette histoire, intrigue amoureuse mais pas seulement, sont Tokyo, l’Ile d’Elbe et Paris. Avec un écart vers Shanghai et Pékin pour Fuir, sans doute le plus étonnant ou intrigant des romans de Toussaint. Nue se déroule en deux mois, entre septembre et début novembre.
Le narrateur et Marie sont rentrés de l’île d’Elbe où le père de Marie venait de mourir, tandis qu’un feu a détruit un centre équestre et presque atteint la maison où ils séjournaient. Ils se sont séparés et le narrateur, dans un premier temps, se remémore leur séjour à Tokyo, la rupture entre eux et une soirée qui avait suivi cette rupture, lors de laquelle, à l’insu de son ex-amante, il avait pu la contempler lors d’un vernissage.
Deux mois après, il revoit Marie place Saint-Sulpice, et l’accompagne à l’enterrement de Maurizio, le gardien de la propriété paternelle. Ce voyage sur l’île d’Elbe sera le point final de leur aventure, mais de ce moment, nous ne dirons rien ou presque.

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Surprises et révélations retardées

Même si Toussaint n’est pas un auteur de romans à suspense, on sent bien, à le lire, que les surprises et les révélations retardées l’intéressent ou lui plaisent. Il n’est qu’à lire ses phrases pour le sentir : sujets inversés, adjectifs en série, subordonnées, incises et autres digressions, il n’aime rien tant que de retarder le moment de dire. Et l’on se plaît à ce jeu, comme l’enfant qui attend le mot de la fin, la nouvelle étonnante.
Ici, dans un roman d’amour, le désir n’est pas moindre. Et le narrateur en joue dès le début. En un prologue éblouissant, il décrit un défilé de haute couture plus proche de l’art contemporain que de la parade commerciale. Marie, on le sait depuis le premier roman, est créatrice. Ses modèles s’apparentent au concept, mettent en jeu des formes qu’on imaginerait difficilement mariées.
Il s’agit ici d’une robe en miel, entraînant à sa suite une nuée d’abeilles. Elles accompagnent leur reine, mais aussi le mannequin qui défile avec cette robe laquée, « une robe en lévitation, légère, fluide, fondante, lentement liquide et sirupeuse, en apesanteur dans l’espace ». Un incident bouscule tout, provoque un drame. Marie sauve son défilé, parvient à donner sens à l’événement imprévu. Elle si soucieuse des « détails de détails », désireuse de tout contrôler, elle accueille « le hasard, l’involontaire, l’inconscient, le fatal et le fortuit »
Cette scène d’ouverture trouve ses échos dans la suite du roman. Marie qui semble si solide, si sûre de ce qu’elle fait et pense, est amenée à agir ou réagir dans des circonstances qui ont l’air de la dépasser. On la voit ainsi place Saint-Sulpice retrouver le narrateur, peu apprêtée, comme nue sans son maquillage ni son bronzage, venue lui apprendre quelque chose qui la bouleverse et dont on connaîtra le fin mot bien après cette rencontre.

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Le Temps, véritable héros de ce roman

Le narrateur, qui raconte après coup, est lui aussi dans l’attente, dans l’incertitude par rapport à Marie. Ce qu’il raconte et décrit de la soirée de vernissage à Tokyo le présente en amant malheureux, partagé entre son désir de voir celle qu’il aime, et de s’en tenir éloigné.
Il la regarde de haut, du toit du musée, parmi la foule des invités, et ce qu’il raconte de cette soirée est le résultat de ce qu’il a pu se rappeler, imaginer ou craindre. Il a assisté à la rencontre entre Jean-Christophe de G., avec qui Marie entretient une courte liaison interrompue par la mort de son compagnon, lors de cette soirée. Mais son statut de narrateur omniscient traduit la distance du Temps. Lequel est le véritable héros de ce roman puisque le passé s’éclaire dans ses failles et silences, se construit par les anticipations, est toujours riche des révélations à venir.
De nombreux échos parsèment le roman et l’on pourra voir dans l’incendie de l’usine de chocolat, dont l’odeur d’abord envoûtante devient bientôt écoeurante, un écho au feu qui dévastait l’île dans La Vérité sur Marie, mais aussi un rappel de la scène d’ouverture ; les sens – et notamment l’odorat, la vue et le toucher – sont les vrais guides du lecteur, happé par ce qu’il voit et sent, avec le narrateur.

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Roman d’amour, roman à suspense, roman tissé de sensations, Nue n’est jamais dénué de cet humour qui est la marque de Toussaint.
On s’amusera aux nombreuses parenthèses qui émaillent le texte et témoignent de la distance prise par le narrateur à l’égard de lui-même, de sa compagne et des divers personnages de la comédie sociale à laquelle on assiste à Tokyo. Mais ne privons personne du plaisir des découvertes.

Norbert Czarny

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• Jean-Philippe Toussaint, « Nue », Éditions de Minuit, 2014, 176 p.
• Voir sur ce site : « Football », de Jean-Philippe Toussaint, par Norbert Czarny.

l'École des lettres
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