« Ombres de Molière », sous la direction de Martial Poirson
Le statut de Molière, dans notre panthéon littéraire national, a quelque chose de particulier. Le génie de l’auteur dramatique est universellement reconnu et justifie qu’il plane sur les sommets.
Il est l’auteur le plus traduit, le plus lu et le plus représenté au monde, juste après Shakespeare. Et la Comédie-Française l’a joué trente-trois mille quatre cents fois entre 1680 et 2009.
Mais cette gloire légitime n’épuise pas l’auteur de Tartuffe, car derrière l’homme de théâtre, la postérité a voulu retenir l’image de l’homme tout court, saisi dans sa diversité. Son itinéraire personnel a, en effet, depuis plus de trois siècles, été l’objet d’une réappropriation par l’imaginaire collectif et par des créateurs qui, en s’emparant du personnage, ont pu, intentionnellement ou non, récupérer à leur profit un peu de son mérite et contribuer à la constitution d’un mythe.
Molière : entre mythe et « molériomanie »
Le mot est prononcé et peut servir à définir l’objet de cette livraison coordonnée par Martial Poirson qui reprend, dans une version remaniée et sous le titre Ombres de Molière, les communications données à l’occasion de la cinquième biennale de la ville de Pézenas, qui s’est déroulée les 4 et 5 juin 2009, à l’initiative de trois éminents spécialistes de Molière et du théâtre, Gabriel Conesa, Jean Emelina et Martial Poirson lui-même. C’est à ce dernier que revient le rôle de délimiter les enjeux de ce colloque – ce qu’il fait dans un magistral article d’introduction, puis dans une étude décisive au titre éloquent : « Molière allégorique : de la nécrologie à l’hagiographie ».
« À y regarder de près, écrit Poirson à propos de Molière, l’homme fascine autant que l’œuvre et ce double héritage féconde la création, exerçant tour à tour un effet stimulant et inhibant sur les continuateurs. » L’effet inhibant est d’un intérêt limité et peut être vite expédié puisqu’il se ramène aux récritures paresseuses des comédies du maître. Plus enrichissante est la seconde catégorie d’œuvres, dans laquelle apparaît sur scène une représentation, publique ou privée, du personnage historique appelé Poquelin et surnommé Molière.
À travers ces textes métathéâtraux, dramatiques le plus souvent mais aussi narratifs (comme la « nouvelle » de Laurent Bordelon, Molière, comédien aux Champs-Élysées, étudiée par Céline Paringaux), aux allures de nécromancie, voire d’hagiographie, l’homme de théâtre abandonne son enveloppe charnelle pour rejoindre le monde des allégories.
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Molière « mis en scène »
La première – chronologiquement, du moins – de ces œuvres illustrant une « moliéromanie », qui débouchera sur la formation du mythe, est la comédie en un acte et en prose de Guillaume Marcoureau, dit Brécourt, représentée pour la première fois en mars 1674 (un an après la disparition de Molière), et dont le titre va devenir générique, L’Ombre de Molière. La mode est lancée et, pour le seul siècle des Lumières, nous dit Martial Poirson, une trentaine de productions mettront directement en scène le fondateur de l’« Illustre Théâtre ».
Ces œuvres, souvent répétitives et laborieuses, se construisent autour de véritables « mythèmes » attachés à la vie et à la personnalité de Molière : sa naissance, sa fonction de chef de troupe, sa relation avec les Béjart, son mariage malheureux, sa mort sur scène. Parfois, abolissant la distance entre la fiction et la vie, elles font apparaître des silhouettes descendues des tréteaux : Scapin, Diafoirus, Célimène, Jourdain…
Les auteurs de ces variations moliéresques sont souvent oubliés, et il appartient aux chercheurs (ils sont une vingtaine à avoir collaboré à cet ouvrage) de les exhumer pour rendre compte de l’importance des « ombres de Molière ». Ainsi de l’abbé Voisinon, de James Rutlidge, Nicolas de Malézieu, Artaud, Cubières-Palmézeaux, La Harpe et quelques autres. Parfois un talent venu de l’étranger se joint au chœur des célébrations, tel Carlo Goldoni, auteur, en 1751, d’un Molière représenté avec succès à Turin. Mais, très vite, cette comédie alerte tombe, et un admirateur français du dramaturge vénitien, Louis-Sébastien Mercier, en fera une adaptation assez libre dont nous parle Loredano Trovato.
Hommages et hagiographies
L’autre manière de mythifier notre Molière national consiste à chanter ses louanges dans un discours biographique ou critique aux forts accents hagiographiques. Florence Filippi examine ces multiples Vie de Molière dont celle de Grimarest, souvent accusée « de médiocrité et de complaisance dans l’anecdote ». Le grand Voltaire lui-même s’est essayé au genre.
Plus indirectement, Théophile Gautier, dans le feuilleton constitué par sa « critique théâtrale », accorde une large place à l’inventeur du Malade imaginaire, même si le chroniqueur préfère l’auteur de farces à celui des grandes comédies (Patrick Berthier). Présence plus discrète mais réelle chez Musset, dont chacun garde en mémoire les strophes d’« Une soirée perdue ». Ou dans l’œuvre, un peu oubliée, de Théodore de Banville, qui imagine une sorte de « Scapin femelle » dans une comédie nommée Les Fourberies de Nérine.
La vogue, avec des fluctuations, se prolonge encore à notre époque, et il serait difficile de faire état de toutes les mentions intertextuelles de Molière dans les œuvres des XXe et (même) XXIe siècles (jusqu’à Claudel, improbable disciple, Dario Fo ou… Guignol !), ou des multiples hommages, officiels ou non, et de l’indémodable exploitation scolaire faite de ce « support pédagogique idéal » (Edwige Keller-Rahbé).
Deux études portent sur les « prolongements » apportés au Misanthrope, celui de Fabre d’Églantine (Philinte, développé par Ronald W. Tobin), ou d’auteurs plus ou moins obscurs séduits par le thème du « Bourru bienfaisant » (c’est le titre d’une pièce de Goldoni, encore lui) ou du « Jaloux sans amour » (une comédie due à un certain d’Imbert). Labiche, Courteline et même Cocteau proposeront à leur tour des variations sur Alceste (Jacqueline Razgonnikoff). Un film récent de Philippe Le Guay (Alceste à bicyclette) montre que « l’homme aux rubans verts » n’a pas fini de se réincarner.
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Molière philosophe
La vitalité de Molière et sa capacité à transcender les époques pourraient tenir, si l’on en croit Cyril Chervet, qui consacre une belle contribution au sujet, à un aspect aujourd’hui un peu délaissé de l’homme de théâtre : le philosophe. L’argumentation est solide, de même que la documentation, qui invitent à revenir sur l’image – privilégiée par certains analystes et metteurs en scène – du « penseur mélancolique » dont le rire (le fameux « comique significatif ») cacherait une secrète blessure.
Pourtant, si, indéniablement, comme l’écrit Jean-Luc Robin, « il y a quelque chose de l’ordre de la pensée dans le théâtre de Molière », ou encore, pour citer une formule de Gérard Defaux dans un autre ouvrage (Molière ou les Métamorphoses du comique, 1992), si « Molière est la pensée même », la vis comica semble l’emporter sur la volonté démonstrative – et les deux sont inséparables. Parvenir, dans un même élan, à réunir la capacité à faire réfléchir et l’aptitude à faire sourire pourrait bien être une indiscutable marque de génie. À découvrir les multiples « ombres » que nous offre ce solide volume, l’idée, s’il en était besoin, trouve sa confirmation.
Yves Stalloni
• « Ombres de Molière », sous la direction de Martial Poirson, Armand Colin, « Recherches », 2012, 494 p.
• Molière dans les Archives de l’École des lettres.
• Un numéro de « l’École des lettres » : Molière mis en scène.
• Le théâtre dans l’École des lettres.
• Une biographie accessible aux collégiens : Molière, de Sylvie Dodeller.