On ne sera jamais Alceste : la leçon de Louis Jouvet
Lisa Guez s’est appuyée sur le livre Molière et la comédie classique pour mettre en scène l’acteur et dramaturge dans un dialogue avec deux élèves comédiens autour de l’interprétation du personnage d’Alceste. Leçon du maître : s’en tenir au texte.
Par Philippe Leclercq, professeur de lettres et critique
Lisa Guez s’est appuyée sur le livre Molière et la comédie classique pour mettre en scène l’acteur et dramaturge dans un dialogue avec deux élèves comédiens autour de l’interprétation du personnage d’Alceste. Leçon du maître : s’en tenir au texte.
Par Philippe Leclercq, professeur de lettres et critique
En 1934, l’acteur et metteur en scène Louis Jouvet est nommé professeur du Conservatoire national d’art dramatique. L’inoubliable interprète de Knock – le personnage éponyme de la pièce de Jules Romains, qu’il portera lui-même à l’écran en 1951 –, est ainsi le premier non-sociétaire de la Comédie-Française à occuper cette fonction.
De novembre 1939 à décembre 1940, il donne une série de cours autour des grands textes de l’auteur du Tartuffe (1669), qu’il publie ensuite sous le titre Molière et la comédie classique (1965). Le maître s’y montre particulièrement attentif à la diction, à la respiration, à l’intention d’un personnage au cours d’une scène, et à l’évolution de celui-ci à travers la pièce. Des réflexions au sujet du comportement du comédien dans l’exercice de son métier émaillent encore le recueil de cours. Les six leçons du premier chapitre sont consacrées à Alceste, le personnage titre du Misanthrope (1666), que Jouvet trouvait à ce point complexe qu’il ne se risquera jamais à son interprétation.
Carrousel dramaturgique
Se concentrant sur la scène d’exposition entre Alceste et Philinte, la jeune metteuse en scène Lisa Guez, lauréate du prix des Lycéens au festival Impatience en 2019, pour Les Femmes de Barbe bleue, a construit un spectacle aussi fluide – et savoureux – que l’intelligence des textes de Jouvet est stimulante. Sa première bonne idée a été de confier les rôles du trio composé par le professeur et ses deux élèves à trois des comédiens les plus chevronnés de la Comédie-Française : Michel Vuillermoz, Gilles David et Didier Sandre (près d’un demi-siècle de boutique à eux trois !).
Tour à tour, et à la manière d’un carrousel dramaturgique, les trois complices jouent Alceste, Philinte et Jouvet. De cette distribution et circulation des rôles naît très vite l’idée que l’acteur, aussi expérimenté soit-il, est toujours un élève qui apprend, qui n’a jamais tout à fait fini d’apprendre.
C’est l’immarcescible Michel Vuillermoz qui commence par jouer Jouvet. Sur scène, ses deux élèves, Gilles et Didier, l’attendent avec anxiété. Ils le savent dur, sans concession. Pour combler le retard, Didier sort son vieux « nouveau Classique Larousse » de son cartable et repasse son texte quand, soudain, arrivant du fond du théâtre, le maître entame sa descente vers la scène tout en adressant une remarque de travail à l’un ou l’autre du public – ses « élèves », ce soir, qui seront régulièrement pris à témoin.
Sur le plateau, ça s’agite. Ça joue, ça hésite. Jouvet, qui use de pédagogie comme d’une badine, intervient sans ménagement. Trop d’intentions dans le jeu, trop de nervosité, ou de légèreté pour traduire l’indignation. Trop d’emphase tragique pour la comédie. Les deux élèves acquiescent piteusement, questionnent, reprennent. On s’amuse, une heure (de cours) durant, de leur naïveté feinte et de leurs fausses maladresses, de leurs efforts redoublés pour atteindre la justesse du jeu, du ton, du texte, du personnage qu’ils prétendent incarner. Dur d’être Alceste…
Laisser parler le texte
On est ici à la source même du théâtre et du questionnement qui en frappe le frontispice comme l’esprit des apprentis comédiens et de tout professeur : est-ce que « ça » s’apprend ? Et avec quel enseignement ?
Jouvet, lui, a une certitude, qui situe le texte au centre absolu de sa réflexion et du travail de l’acteur. La pratique assidue du texte est, selon lui, l’unique voie pour non seulement triompher de sa richesse, mais aussi et surtout revenir à la raison première, au sentiment initial qui a présidé à sa naissance. Pour qui Molière écrivait-il sa pièce ? Comment en concevait-il le jeu ? Quelles intentions y projetait-il ?
Pour cela, l’acteur doit s’en tenir au texte, le lire inlassablement pour en épuiser le sens, en saisir l’élan de départ sans le trahir, et le jouer sans le forcer ou le surcharger de ses propres intentions. Il lui faut s’en remettre à l’esprit supposé de l’auteur à l’heure de l’écriture, et par le soin apporté à la diction communier avec sa pensée. La diction du texte, la manière de poser sa voix et de respirer, le travail sur le rythme, l’écoute musicale des mots sont, aux yeux de Jouvet, des moyens de questionner les sentiments de l’auteur, de se mettre « à sa place » pour le comprendre, pour décrypter le sens originel de son texte et accéder au personnage, à sa part de vérité. Laquelle ne sera jamais atteinte sans que l’acteur ne ressente la nécessité absolue de dire son texte.
Lors de l’apprentissage de son rôle, le comédien doit savoir s’effacer et accorder une confiance totale au texte où il trouvera toujours ce qu’il cherche. Le texte est sa limite et son espace de liberté qu’il lui faut explorer pour y débusquer son personnage. Et le laisser venir à soi. C’est le personnage qui nourrit et enrichit l’acteur et non l’inverse, indique Jouvet. Pour parvenir à être un personnage tel qu’Alceste ou Célimène, « il faut d’abord en assimiler le sentiment, le comprendre, comprendre le personnage. […] Le métier d’acteur consiste à s’enrichir, à augmenter sa sensibilité par des personnages, à emprunter, faire une espèce d’usure avec les sentiments des autres, c’est une introspection qu’on fait chez les autres. »
L’acteur au cœur du jeu
On ne sera jamais Alceste nous place au cœur du travail de la matière théâtrale, de la relation de transmission et de recherche entre le maître et ses élèves, de la répétition comme processus de « dressage » ou de métamorphose du comédien en un autre lui-même. Le dispositif de Lisa Guez est centré sur le jeu et sur l’acteur. La permutation des rôles offre une lecture démultipliée de chacun des personnages, et permet des variations sur la manière de jouer la querelle entre Alceste et Philinte.
C’est passionnant et drôle également de voir et d’entendre les trois acteurs se passer le relais du pouvoir détenu par Jouvet et en donner, sans qu’aucun ne cherche à l’imiter, des interprétations différentes. La mise en scène de ce petit théâtre dans le théâtre est partout, mais tout ce qui relève de la théâtralité est gommé. L’espace de jeu est dépouillé. Traînent ici deux ou trois accessoires ; quelques costumes suspendus et endossés brièvement évoquent l’horizon de la « vraie » représentation dont les trois sociétaires (brillantissimes), soudainement débarrassés de leurs doutes et de la présence du maître, donnent une idée dans un final triangulaire étourdissant.
P. L.
Du 24 mars au 8 mai 2022, à la Comédie-Française (Studio-Théâtre), à Paris.