« Ondine », de Christian Petzold
Assise à la terrasse d’un café berlinois, Ondine (Paula Beer, éblouissante), vingt-cinq ans, est sonnée. Elle ne comprend pas, n’a rien vu venir. Johannes (Jakob Matschenz), son amant, la quitte. Elle l’avertit néanmoins qu’en rompant leur union, il s’expose à un noir destin. Il n’en croit rien, et il n’a pas tort. Ou presque… Car Ondine refuse de céder (dans l’immédiat) à la malédiction de l’amour trahi, du partenaire infidèle.
Pour preuve de sa liberté, la jeune femme se laisse aller au coup de foudre qu’elle provoque peu après chez Christoph (Franz Rogowski), lui aussi venu des eaux d’un lac au fond duquel il travaille comme scaphandrier.
Leur amour est simple, limpide. Christoph aime Ondine pour ce qu’elle est et ce qu’elle fait – un métier qui la rattache à Berlin, où elle est conférencière urbaniste. Le regard que son amant porte sur elle l’humanise, la rend heureuse. Jusqu’au jour où le jeune homme éprouve un doute sur la sincérité de sa compagne, sur la pureté de ses sentiments, sur sa capacité à se délivrer des chaînes affectives du passé. Ondine n’a, en effet, pas totalement oublié Johannes.
Comme son ex-compagnon, le sortilège refait surface ; sa nature profonde la rattrape. Ondine doit agir pour sauver son amour et, littéralement, l’empêcher de prendre l’eau et de sombrer. Or, son geste a un prix. Pour cela, et parce qu’elle en connaît parfaitement le coût, Ondine accepte de vivre librement son destin…
Portrait d’une femme aux cheveux rouges
Ondine, neuvième long-métrage de Christian Petzold (Transit, 2017), est une œuvre exceptionnelle, entièrement habitée par la magie du mythe éponyme dont le cinéaste allemand nous offre sa relecture.
La créature légendaire est ici une jeune Berlinoise à la chevelure de feu. Comme son caractère, plein et entier, qui n’en fait pas pour autant une tête brûlée. Sa verte prunelle et son teint diaphane – et son droit maintien – trahissent la cérébralité du personnage. Sa contenance. Son sang-froid. Ou l’annonce de la réunion des contraires – l’amour et la mort, la fidélité et le mensonge, l’eau et l’obscur, etc. – qu’elle incarne.
Ondine a les cheveux rouges. Elle est belle, et charmante. Sa grâce naturelle attire l’œil. Elle n’est cependant pas une femme fatale. Refuse de l’être. Ou l’est contre son gré – la figurine du scaphandrier qu’elle brise par inadvertance est le premier rappel du mythe, le premier avertissement des forces qui la composent.
Ondine a les cheveux rouges. Elle est vive, active, forte, déterminée à ne pas se laisser emporter par la vague de la douleur, l’onde de choc provoquée par sa rupture amoureuse. La caméra, qui la saisit à l’orée du film et à la fin d’une histoire, en prédit la fragilité, la touchante humanité. Femme bafouée, sa dignité et sa retenue nous bouleversent. Profitant d’une brève absence de Johannes, elle pleure et évite ainsi de le noyer dans ses larmes. L’épargnant et l’abandonnant à son narcissisme, à sa masculinité satisfaite.
Une femme de mots
Ondine est ici une jeune femme moderne, qui appartient à son époque et au monde des vivants. Elle vit seule, travaille en « indépendante », habite comme nombre de sa génération un petit appartement ordinaire. Les cadrages très précis, la mise en scène rigoureuse et l’intense présence de la comédienne à l’image (prix d’interprétation à la Berlinale 2020) inscrivent d’emblée le personnage dans une réalité concrète. Ondine est rayonnante, et réelle. Le réalisateur l’a voulue profondément vivante, terrestre sans être terrienne. Simple. Naturelle.
Cependant, cette Ondine ne tire pas tant son charme de la plastique que lui prête la jeune actrice Paula Beer que des histoires qu’elle raconte. L’Ondine de Christian Petzold est une femme de mots. De récits (historiques) qui séduisent Christoph. Les propos qu’elle tient sur Berlin – ville, apprend-on, entièrement construite sur d’anciens marais – révèlent peu à peu son attachement viscéral à un espace urbain qui est aussi son terrain de jeu, qu’elle connaît par cœur. Ces moments (pédagogiques) ont lieu au Stadtmuseum, au milieu d’immenses maquettes de la cité qui montrent les étapes successives de sa conception, son mélange plus flagrant qu’ailleurs de passé et de présent.
L’historienne de l’urbanisme berlinois explique à son public la lente maturation de la ville, jaillie d’un monde ancien, asséché, disparu, puis nourrie de différents apports, prise dans un élan organique, déplaçant son centre de gravité, renaissant (après guerre) de ses cendres, se réinventant une jeunesse, oubliant, effaçant son vrai passé récent (le Mur) et travestissant des édifices neufs de façades faussement anciennes (le Forum Humboldt, de style baroque). Les scènes de conférences sont passionnantes.
Et, comme il y a souvent deux films dans chacune des œuvres de Petzold, deux histoires se superposent ici. Celle de la ville et celle de la fille. Comme le mythe berlinois dont elle révèle le passé, Ondine réveille les traces résiduelles de sa propre légende. Elle raconte les vestiges de ses origines ; sa voix attire, captive l’attention, et invite au voyage, à la découverte des univers oubliés.
Par son discours, Ondine fait remonter à la surface le souvenir de mondes ensevelis. Entourée des vastes cartes et maquettes de Berlin, elle en dit les mystères et les blessures, en dévoile la construction, le côté factice. Éprise d’absolu, elle traque les mensonges ; son discours d’historienne s’appuie sur la précision des faits, sur la vérité historique dont elle dresse le récit au milieu d’un décor de conte, d’une représentation miniaturisée de la ville.
N’oublie pas que tu vas mourir
Ondine est une voix, une passerelle, un personnage intermédiaire entre le passé et le présent, le monde des morts et celui des vivants. Elle est une voie d’accès à la vérité. Son récit fascine Christoph, qui en redemande. Face à elle, il est comme un enfant émerveillé, lui le plongeur découvreur de splendeurs animales (le silure), végétales (les grandes plantes) et architecturales (les structures en pierre) du monde subaquatique. Un monde qui est son lieu de travail, familier et angoissant à la fois, doté d’une lumière sombre, de couleurs glauques et de dimensions fabuleuses (l’hélice de la turbine du barrage). Avec sa combinaison de scaphandrier, Christoph paraît évoluer entre deux eaux, dans une étrange apesanteur, incertaine, hostile.
Entre le merveilleux et l’industriel, la magie et le réel, la science (technologique) et la fiction (résurgente et fantasmagorique du Vingt Mille Lieues sous les mers de Richard Fleischer, 1954). Son travail de soudure fait de lui le gardien fragile d’un univers auquel il n’a pas accès et qui lui inspire de la méfiance. Face au gigantisme du grand corps mouillé et obscur qui l’entoure, celui de Christoph semble petit et vulnérable. Les prises de vue immergées n’offrent qu’une visibilité opaque à la lisière d’un monde menaçant d’où sortent soudain des animaux monstrueux. Dans le hors-champ des images pullulent forcément d’autres dangers. Et là, au fond des eaux, apparaissent comme par enchantement les vestiges d’une cité disparue, les traces d’une vie amoureuse d’autrefois. Des ruines, un tunnel, une arche, un graffiti en forme de cœur accolé au mot « Ondine », comme un (r)appel, le souvenir d’un amour indélébile.
« Stayin’ Alive »
Par une habile inversion des rôles, c’est Christoph qui amène Ondine à l’eau en l’invitant (l’initiant) à une séance de plongée fascinante. La mise en scène offre des moments d’une grande beauté plastique qui font bientôt naître l’héroïne à elle-même. Ou presque. Se dépouillant instinctivement de son matériel de plongée, Ondine se met en danger. Elle disparaît un instant et manque de se noyer. L’eau courante de la vie et de l’amour conduit aussi à la mort. On se souvient de quelle vague sortie de l’aquarium, brisé au moment du coup de foudre entre Ondine et Christoph, est née leur passion. Cette eau qui a instantanément dissout le sel de la rupture avec Johannes et scellé la nouvelle union avec Christoph. On s’y baigne, on s’y aime, on y meurt (ou presque), on s’y révèle. Ondine découvre là sa vraie nature, son identité profonde et obscure, éclairant soudain Christoph qui y voit forcément de la duplicité, une part dissimulée de celle qu’il aime.
Le mystère d’Ondine affleure la conscience de l’homme tandis qu’il remonte son corps à demi noyé à la surface du lac. « Stayin’ Alive », fredonne-t-il en cadence pendant le massage cardiaque qu’il pratique pour la ramener parmi les vivants. « Stayin’ Alive », écoutera-t-elle plus tard chez elle quand il lui téléphonera pour lui révéler ses doutes et son dépit. La chanson qui tue. Le relais qui rompt le charme, qui en noie les possibles. Pour Ondine, difficile dès lors de frayer dans les eaux troubles d’un amour frelaté. Elle doit remonter le cours de sa vie jusqu’à Johannes et rendre à Christoph sa confiance et son amour. Liquider l’infidèle en sera le gage.
Seul son sacrifice peut dissoudre l’infâme soupçon et restaurer le mythe de l’amour absolu. Au fond (de l’eau où elle est repartie), Ondine préfère l’amour éternel à la mort ordinaire de l’amour. Son ultime apparition en reformule le serment et exprime dans un geste d’adieu d’une bouleversante beauté son indéfectible attachement à celui qu’elle ne cessera jamais d’aimer.
Philippe Leclercq