Oser la pause lecture familiale
Entre télétravail et classes virtuelles, les nouvelles contraintes sanitaires ont replacé l’ogre numérique au centre de l’espace familial. Cette connexion «universelle» ne rend-elle pas nécessaires des pauses quotidiennes et collectives autour d’objets non connectés ? Formateur à l’INSPÉ Sorbonne Université, Antony Soron préconise de ritualiser quinze minutes de lecture à voix haute.
Les uns, donc, télétravaillent en surutilisant leur téléphone et leur ordinateur portable. Dans le même temps, au nom de la continuité pédagogique, les autres sont contraints d’apprendre par le biais du numérique, quand bien entendu les espaces de travail ne sont pas saturés. Aussi, à l’insu de beaucoup de familles, l’écran apparaît-il comme un agent de séparation. Pourquoi ne pas s’inscrire en faux contre cette évidence du « tout numérique » et de « à chacun son écran » ? Pourquoi ne pas, à l’inverse, instaurer de façon ritualisée un « quart d’heure lecture » quotidien et collectif à la maison en posant comme condition que chacun y participe en rompant toute autre activité, y compris professionnelle ? Objectif utopique sans doute, acte politique peut-être, au sens que lui en donne l’écrivain Marie Desplechin dans l’ouvrage collectif Lire est le propre de l’homme (l’École des loisirs, 2017) :
« Je crois même que nous devrions avoir l’ambition politique d’inviter autour de nous au repli, au retrait du monde, à la désobéissance aux canons, à la solitude et à l’égoïsme enfantin de la lecture. »
Petite pause, grands effets
Au premier abord, cette invitation à une pause lecture apparaîtra sans grand enjeu pour les familles. Pourquoi lire tous en même temps ? Et quelle valeur attribuer à seulement quinze petites minutes de lecture dans une journée ?
Pourtant, il n’y a pas besoin d’être grand clerc en neurosciences pour oser affirmer que la plongée dans un livre recèle de multiples vertus. Attention, concentration, imagination : face à un livre ouvert, le cerveau est pleinement et durablement stimulé. D’aucuns pourraient rétorquer que la lecture leur est permanente du fait de leur navigation incessante sur Internet. Mais parlent-ils vraiment de la même lecture ?
« Les enfants et les adolescents vivent aujourd’hui dans un monde bouleversé, envahi d’images et de sons, d’informations aussi vite commentées qu’oubliées, d’injonctions publicitaires, de violences et de crises, un monde régi par l’instant, l’argent et la vitesse, écrit Brigitte Smadja dans Lire est le propre de l’homme. Et certains sont beaucoup plus vulnérables que d’autres. Plus encore qu’à l’époque où je suis arrivée en France, la lecture, par le silence, la lenteur et la solitude qu’elle impose, vertus exactement inverses à celles du bruit, de la vitesse et des sept cent soixante-six amis sur Facebook, donne les conditions nécessaires à l’élaboration d’une pensée critique, émancipée de toutes les pressions que les individus subissent. »
Tandis que la « toile » fragmente l’attention du fait des sollicitations multiples qu’elle implique simultanément, la lecture d’un livre fait interagir pleinement les « aires du langage » fondamentales, que sont le traitement visuel et la mémorisation. D’où la nécessité d’insister auprès des familles sur les conséquences positives de la ritualisation. En effet, si tout le monde lit en silence de concert, quel que soit son âge, mécaniquement, le livre, ne serait-ce que ponctuellement, se substituera au téléphone portable. On pourra en outre préciser que, bien entendu, chacun peut lire dans la posture qu’il souhaite : allongé, sur le ventre, sur le dos, dans son lit, sur le sol. La lecture devant rester un acte libre avec ses propres habitudes.
Dans l’argumentaire aux parents, insister sur l’idée qu’après ce modeste quart d’heure, on est en capacité, même rapidement, de parler ce que l’on a lu. Et pour cause, la fermeture d’un livre ne signifie pas, loin s’en faut d’ailleurs, que le cerveau se mette en veille. L’imagerie (IRM fonctionnelle) le montre, l’action de lire imprègne durablement l’activité neuronale, qu’elle soit mnésique ou imaginative. Pour le dire autrement, le cerveau continue de lire alors même que l’on passe à autre chose !
Lire, ponctuer et interpréter à voix haute
Même hors d’une situation de confinement, les lectures ne se partagent généralement pas au sein de la famille. Encore moins quand il s’agit des livres au programme du baccalauréat de français. Or, l’instauration du quart d’heure de lecture familial rend possible le fait qu’un parent lise ou relise l’extrait d’un « classique » au programme de l’examen.
Cette situation trouve d’ailleurs une traduction dans une très belle scène du film documentaire de Régis Sauder, Nous, Princesses de Clèves, où la caméra se focalise sur un père de famille en train de lire à voix haute une page du roman de Madame de La Fayette devant son épouse et sa fille, émues aux larmes. L’idée consiste simplement à sortir de l’impasse du cloisonnement présupposé des lectures des élèves. Toujours dans Nous, Princesses de Clèves, une mère de famille explique l’effet incroyable produit sur elle, qui n’a pas fait d’études, par le partage de lecture du roman étudié par sa fille.
La période contraignante du confinement semble propice à briser un certain nombre de fausses évidences de la vie courante. Elle oblige à des remises en cause parfois radicales. Dans un cadre ultranumérisé, les journées sont longues pour les uns et pour les autres. Cependant que la déconnexion répond également à un besoin de bien-être, la lecture ouvre des perspectives d’évasion et de partage :
« On pourrait croire, à l’entendre, que le livre est vécu comme un instrument de séparation, de morcellement (un de plus). C’est exactement le contraire, insiste Agnès Desarthe dans Lire est le propre de l’homme. Quand cet enfant lit, quand nous tous nous lisons, nous sommes dans la littérature, unis, par un lien transcendant, au reste de l’humanité ; nous habitons un lieu commun et explorons une utopie qui mêle l’intime à l’universel. Ainsi la littérature est-elle autant un instrument d’émancipation qu’un outil de socialisation. »
Sans oublier, les incontestables vertus de la lecture à voix haute, vectrice d’échanges – y compris autour de la ponctuation et du vocabulaire – de grimaces, de jeux, d’interprétations, de rires…
Antony Soron, INSPÉ Sorbonne Université
Ressources
• Lire en famille pour mieux lutter contre les inégalités, sur le site de Sciences Po.
• Silence, on lit ! à la maison.
• Télécharger le recueil Lire est le propre de l’homme, l’école des loisirs, 2011, 192 p.
• « Nous, Princesses de Clèves », de Régis Sauder : relire autrement Madame de La Fayette, par Antony Soron.