Où est Charlie ? Cinq ans après les attentats de 2015
« Les sociétés se maintiennent parce qu’elles sont capables de transmettre d’une génération à une autre leurs principes et leurs valeurs. À partir du moment où elles se sentent incapables de rien transmettre, ou ne savent plus quoi transmettre et se reposent sur les générations qui suivent, elles sont malades. »
Claude Lévi-Strauss dans De près et de loin, entretien avec Didier Eribon, Seuil, 1988, p. 222.
La France et avec elle une partie du monde ont commémoré le cinquième anniversaire des attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, qui ont fait dix-sept victimes dont deux agents des forces de l’ordre à Paris et Montrouge, auxquelles il faut ajouter les trois terroristes abattus. Le 7 janvier 2015 tombaient sous les balles de deux terroristes radicalisés une grande partie des caricaturistes et journalistes de la rédaction du journal satirique Charlie Hebdo.
Parmi eux figuraient de grands noms du dessin de presse comme Cabu qui officiait également au Canard enchaîné, ou Wolinski. Charlie Hebdo était en janvier 2015 dans le collimateur de la sphère intégriste islamique depuis qu’il avait soutenu en février 2006 les caricaturistes du journal danois Jyllands-Posten en reproduisant des caricatures de Mahomet et avait publié, en Une, une représentation du même Mahomet en pleurs s’exclamant sous la phrase « Mahomet débordé par les intégristes : “C’est dur d’être aimé par des cons.” »
Le tribunal de grande instance de Paris avait rejeté le 22 février 2007 les demandes d’assignation du journal par des associations musulmanes, réaffirmant la liberté d’expression, le droit à la caricature lorsqu’elle ne soutient pas une « volonté délibérée d’offenser directement et gratuitement l’ensemble des musulmans ». Il s’est agi de rappeler dans ce contexte que le blasphème n’est pas interdit par le droit français. Loin de mettre fin à la polémique, violente, cette victoire du droit n’a pas empêché l’incendie criminel des locaux de Charlie Hebdo en 2011 et l’attentat meurtrier de 2015.
Le temps de l’émotion
L’attentat de Charlie Hebdo qui fit onze victimes parmi sa rédaction (ainsi qu’un garde du corps) et sera l’objet d’un procès en juillet prochain, produisit une très forte émotion politique et populaire qui fit descendre dans la rue plus de quatre millions de personnes dans toute la France. Le slogan « Je suis Charlie », créé dans les heures suivant l’attentat par Joachim Roncin, un graphiste français, devint rapidement le cri de ralliement de toute une nation (et d’une partie du monde) contre cette attaque directe à la liberté d’expression, donc à la démocratie, contre l’intégrisme religieux et l’intolérance sous toutes ses formes.
À cette occasion, intellectuels, pédagogues et personnalités de divers bords politiques ont tenté de comprendre comment la société française avait pu laisser prospérer en son sein une telle violence, une telle haine de l’autre fondée sur le rejet de la laïcité et de la tradition libertaire française d’expression des opinions.
L’École en premier lieu s’est interrogée tout de suite sur sa capacité à enseigner le principe de laïcité, le fait religieux et les questions dites « sensibles ». De nombreux débats et réflexions se sont tenus dans les salles de classe ou des professeurs en janvier 2015, non sans provoquer chez certains élèves un sentiment de rejet de l’unanimisme condamnant les terroristes. Si la mort des journalistes et caricaturistes a suscité un élan civique certain et une réaction collective d’ampleur pour réaffirmer les valeurs de la République et en premier lieu celle de la liberté, elle a conduit aussi à interroger cette mobilisation au prisme de la sociologie : n’est-ce pas uniquement les Français de la classe moyenne qui furent Charlie ? Une réaction conservatrice plutôt que progressiste [1] ?
Ces premières failles dans l’unanimisme nous conduisent à nous poser la question de savoir ce qu’il reste cinq ans après de l’« esprit Charlie » qui fut présenté comme un sursaut durable de l’esprit des Lumières.
Que reste-t-il de l’« esprit Charlie » ?
De nombreuses cérémonies ont accompagné le cinquième anniversaire des attentats de 2015, essentiellement à Paris, sans susciter vraiment une commémoration populaire ou médiatique d’ampleur. À l’exception notable de Radio France qui a organisé le mardi 8 janvier une soirée consacrée à Charlie Hebdo et à la liberté d’expression en présence de l’actuelle rédaction du journal satirique. À cette occasion est mis à disposition le très beau et nécessaire documentaire L’humour à mort de Daniel Leconte, qui avait suivi dans C’est dur d’être aimé par des cons ! le procès évoqué plus haut.
Dans cette nouvelle œuvre, il revient sur les attentats de 2015, en s’appuyant largement sur des images d’archives [2]. Il laisse également la place aux récits des victimes survivantes comme Coco ou Riss (blessé dans la salle de rédaction) ou des compagnons de route de Charlie Hebdo comme Philippe Val. Il rappelle de manière puissante la ferveur des Français qui accompagna les manifestations du 11 janvier 2015 et l’attente fébrile de la sortie du numéro de Charlie Hebdo post-attentat du 14 janvier suivant [3], pris en charge par une équipe diminuée et meurtrie, accueillie temporairement dans les locaux du journal Libération. Derrière les témoignages nombreux de soutien au journal (qui se trouve remis à flot grâce à la vague d’abonnements suscitée par l’attentat et les dons qui affluèrent alors que le journal connaissait des difficultés financières certaines), Daniel Leconte ne manque pas de souligner combien le soufflet de l’émotion retomba trop vite. Ni la classe politique, ni les journalistes ne poursuivirent réellement et efficacement le combat.
Certes, l’École sut rapidement réagir à travers l’annonce d’une « grande mobilisation de l’école pour les valeurs de la République » : renforcement de la formation et de l’évaluation des maîtres sur le volet de la laïcité, renforcement du poids des rites républicains, journée et charte de la laïcité. Car les professeurs ont dû faire face en effet à certains élèves retors, capables de condamner Charlie Hebdo et la liberté d’expression au nom de la foi et de la libre croyance religieuse… jusqu’à justifier de la mort des caricaturistes. Les attentats apparaissaient alors bien comme le révélateur d’une société clivée, en perte d’un projet politique commun ; comme une attaque contre les bases de la société française et de ses valeurs puisées aux sources de la République laïque, sociale et universelle comme projet partagé.
Cinq ans après, force est de constater que ces clivages perdurent. Les interviews d’élèves de lycée (qui étaient collégiens en 2015) réalisés par France Info à l’occasion des commémorations laissent parfois sans voix. Elles justifient encore pour certaines et frontalement l’assassinat des journalistes et caricaturistes de Charlie Hebdo qui « l’ont bien cherché » : à trop vouloir jouer avec le feu de la provocation, la mort étaient attendue, comme une fatalité ou une donnée évidente. La violence apparaît alors comme allant de soi… On voit ici la méconnaissance de ce qu’est un dessin de presse satirique (exagérer, caricaturer pour rire ensemble, rire de soi et des autres dans la limite de la loi) et les réponses véhémentes associées à cette incompréhension dangereuse pour le bien commun.
Quelle formation apportée aux élèves ?
Les auteurs de l’ouvrage collectif La Caricature… si c’était sérieux publié ces derniers jours dans sa deuxième édition [4], soulignent l’absence toujours criarde d’une formation solide apportée aux élèves. Ils pointent du doigt en particulier l’absence de caricatures contemporaines dans les manuels scolaires, l’étude frontale de la caricature d’aujourd’hui : dessin comme œuvre et donc sujet à interprétation, subjectivité, discussion. Politiquement correct et autocensure, communautarisme et individualisme, font le lit des extrémismes et sonnent le recul de la liberté d’expression.
C’est le constat que dressent les auteurs de La Caricature, …si c’était sérieux ? La démonstration et la tragédie vécue par Charlie Hebdo s’appuie sur une histoire longue de la presse, des médias et de la caricature qui n’omet pas de poser la question des limites de la caricature de presse, qui a pu et peut se mettre au service de la haine. La loi républicaine, expression de la démocratie, garantit encore aujourd’hui la libre expression de chacun et la publication du dessin satirique. Le nombre de procès intentés et la qualité des jugements rendus montrent qu’elle reste un repère et un barrage (heureusement) encore solide.
Le travail de fond reste encore à poursuivre
Les actions menées tout au long de l’année par le CLEMI (Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information) et des associations comme Cartooning for Peace de Jean Plantu en direction des scolaires doivent être soutenues. Elles contribuent à informer aussi le grand public et les équipes pédagogiques des atteintes subies par la liberté de la presse, toute en le formant utilement à la lecture de l’image et de l’information via le dessin de presse, notamment en direction des jeunes générations.
Elles ne peuvent pourtant porter leurs fruits si dans l’espace public n’est pas réaffirmée la place du dessin dans l’art de rire de tout et de tous. L’annonce récente du ministre de la Culture Franck Riester de l’ouverture d’une prochaine « Maison du dessin de presse et satirique », souhaité en son temps par Georges Wolinski, va dans le bon sens. Elle ne suffira pas si les pouvoirs publics et les élus ne s’engagent pas.
Le pessimisme semble de mise. La rédaction actuelle de Charlie Hebdo, en première ligne de la guerre que livrent tous les obscurantismes contre les valeurs si fertiles de la République, dans son numéro spécial anniversaire titré Nouvelles censures… nouvelles dictatures, souligne le recul de la liberté d’expression alors même que la société française est traversée de clivages forts, attisés par un contexte géopolitique tendu. Les espaces d’expression graphique disparaissent dans les médias français comme dans d’autres pays [5]. Le dessin satirique recule par autocensure et peur des réactions de minorités, de groupes, de communauté souhaitant imposer par la peur leurs propres valeurs souvent liberticides.
La crise des gilets jaunes, les polémiques autour des genres, de la famille ou de la bioéthique, les grèves liées à la réforme des retraites, témoignent d’un climat profond de violence et de division sociale, qui n’est pas propice au « rire ensemble » que prône la caricature satirique… premier baromètre d’une démocratie républicaine sûre de ses valeurs et de son horizon partagé. Cinq ans après, l’esprit Charlie qui fut aussi un point de fuite, peine à se maintenir dans sa plus belle expression. À nous de rester vigilant.
Alexandre Lafon
[1] Emmanuel Todd, Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse, Seuil, 2015.
[2] https://www.francetvinfo.fr/economie/medias/charlie-hebdo/video-hommage-a-charlie-hebdo-regardez-le-documentaire-l-humour-a-mort-de-daniel-leconte_3774629.html
[3] Illustré par un dessin de Riss intitulé « Tout est pardonné », il sera tiré à huit millions d’exemplaires.
[4] La Caricature, … si c’était sérieux ? Décryptage de la violence satirique, Nouveau monde éditions, janvier 2020.
[5] Comme par exemple dans le New York Times qui renonce à publier des dessins satiriques à partir du 1er juillet 2019 à la suite de la publication d’une caricature jugée antisémite. La Caricature… et si c’était sérieux ?, op. cit., p. 120. Notons au passage la disparition de l’émission Les Guignols de l’Info (Canal+) qui apparaissait comme un espace important d’expression satirique.
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• La morale républicaine à l’école : des principes à la réalité, par Antony Soron.
• L’humour, valeur nationale : mallette théorique pour interventions pédagogiques, par Anne-Marie Petitjean.
• Lire en hommage ? – Lire les images, par Frédéric Palierne.
• Cogito « Charlie » ergo sum, par Antony Soron.
• Le temps des paradoxes, par Pascal Caglar.
• Le bruit du silence, par Yves Stalloni.
• Trois remarques sur ce que peut faire le professeur de français, par Jean-Michel Zakhartchouk.
• Paris, dimanche 11 janvier 2015, 15 h 25, boulevard Voltaire, par Geoffroy Morel.
• « Fanatisme » , article du » Dictionnaire philosophique portatif » de Voltaire, 1764.
• Pouvoir politique et liberté d’expression : Spinoza à la rescousse, par Florian Villain.
• Racisme et terrorisme. Points de repère et données historiques, par Tramor Quemeneur.
• La représentation figurée du prophète Muhammad, par Vanessa Van Renterghem .
• En parler, par Yves Stalloni.
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• Liberté d’expression, j’écris ton nom. Témoignages de professeurs stagiaires.
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• Un projet européen : quel intérêt pour l’enseignement ? par Viviane Devriésère.
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