« Paradis », d'Andreï Konchalovski, le meilleur et le pire
Le grand cinéaste russe Andreï Konchalovski est de retour. Sa longue et brillante carrière commencée en 1965 a connu son apogée dans les années 1970-1980 avec des films comme Siberiade ou Maria’s Lovers, mais il a aussi remporté le Lion d’argent à la Mostra de Venise en 2014 pour Les Nuits blanches du facteur.
Le film qu’il y a présenté cette année est plus controversé. Il s’agit de Paradis, un drame en noir et blanc, traité comme un documentaire, sur les camps de concentration. Sujet risqué aujourd’hui, où la représentation fictionnelle de la Shoah a atteint sa maturité avec des films comme Le Fils de Saul qui en a réinventé l’approche cinématographique.
Trois voix, trois visages, trois contextes
Konchalovski, lui, suit les destins croisés de trois protagonistes dans l’enfer de la Seconde Guerre mondiale. Un père de famille français se met à collaborer avec les nazis. Un noble allemand très éduqué adhère au système de pensée déshumanisant d’Hitler. Une aristocrate russe menant une vie de château se retrouve prisonnière dans un camp. Les destins d’Olga, d’Helmut et de Jules sont racontés avec une objectivité voulue pour tenter de comprendre leurs motivations et montrer qu’ils ne sont après tout que la somme de leurs actes.
Le plus intéressant dans Paradis est sa structure narrative. Chacun des trois personnages raconte sa propre vie et sa propre vérité en plan fixe, habillé de gris, le regard fixé sur l’objectif, cadré à mi-buste dans un décor abstrait et aseptisé. Le but principal de ce procédé est de donner l’impression au spectateur qu’il voit des images d’archives, de manière à créer une seule histoire cohérente. La voix off autobiographique de Sunset boulevard de Billy Wilder est en somme ici multipliée par trois voix et trois visages dans trois contextes différents.
Dans Paris occupé une résistante qui a aidé à cacher des enfants juifs est arrêtée. C’est une princesse exilée de la Russie bolchevique, qui travaille pour Vogue ; elle est interrogée par le policier Jules sur les réseaux clandestins et finit dans un camp d’extermination où sont détenus juifs et dissidents politiques comme elle.
En Allemagne, Helmut, aristocrate désespéré par la situation de son pays après sa défaite de 1918, adhère au parti nazi pour œuvrer à sa renaissance et décide même d’entrer dans les SS. Après avoir fait partie des Einsatzgruppen, qui ont organisé en Russie les massacres de la Shoah par balles, sa fidélité au régime le fait envoyer dans un camp pour enquêter sur la corruption et les vols des chefs et punir les coupables. Il y retrouve Olga, qu’il avait connue en 1933 pendant des vacances en Italie, puis perdue de vue et qui l’avait obsédé comme un mirage érotique. La retrouver ainsi lui fait espérer une possible reprise de cette relation, et il la prend comme domestique pour la soustraire à la mort qui l’attend dans les chambres à gaz.
En même temps, Helmut retrouve un ami qui a survécu lui aussi aux pires batailles et aux tâches les plus sordides, et a pour lui une attirance trouble. Deux clichés des années 1970 se profilent ici. D’une part celui des films plus ou moins inspirés de Portier de nuit de Liliana Cavanni (1974), mise en scène du syndrome de Stockholm ( la fascination éprouvée par une victime pour son bourreau) qui a créé cette alliance sulfureuse entre nazisme et sado-masochisme, caractéristique de ce qu’on a appelé les films porno-nazis. D’autre part l’ancienne association entre homosexualité et nazisme, qui fait de l’homosexualité une perversion bourgeoise et un signe de décadence.
En France, l’histoire de Jules, collaborateur sans scrupules, cynique et veule, montre comment les petites lâchetés, les intérêts privés ont été des facteurs de comportements essentiels dans la montée et la persistance du nazisme. Marcher avec le courant, fermer les yeux, telle est l’attitude qui a dicté les actions de ces personnages. Il est très intéressant sur le plan historique de montrer que l’enchaînement de ces conduites individuelles a été déterminant. Petites causes conjuguées, effets majeurs.
Invraisemblances et ambiguïtés
Chacun des trois personnages se montre alternativement capable d’une grande force et d’une grande faiblesse, ouvert à des convictions et à des comportements fanatiques. Mais, d’abord, on peut s’étonner de l’absence de personnage juif comme protagoniste d’un tel film, alors que les juifs sont les principaux prisonniers des camps. Ensuite ce récit généreux et indigné ne réussit pas à éviter les clichés: les nazis stéréotypés aux mouvements de marionnettes mécaniques, hurlant Heil Hitler ou la kapo faisant à Olga des injonctions sexuelles.
Quant à la reconstitution du camp, quoique se voulant fidèle et discrète, elle est encore d’un réalisme trop appuyé, avec son décor construit en Russie, dans les studios de la Mosfilm et sur le site d’une ancienne base militaire où ne subsistaient que quelques constructions en bois de l’époque.
La meilleure partie de ce film équivoque, quoique très habile, est la partie italienne, filmée avec un indiscutable sens de la mise en scène qui évoque à la fois Mort à Venise de Visconti et Le Jardin des Finzi Contini de Vittorio de Sica par la beauté des costumes masculins et féminins et par le rendu de l’atmosphère insouciante des années trente. Avec en fond sonore Parlami d’amore Mariù dans la version de Vittorio De Sica. Comme son frère Nikita Mikhalkov, auteur du très beau film Les Yeux noirs (1987), le cinéaste a une passion pour l’Italie.
La dernière partie prépare curieusement l’arrivée des Russes libérateurs en faisant de Helmut un passionné de littérature russe qui discute de Tchékhov avec son ami, ce dernier disant avoir sauvé de la destruction la moitié de la bibliothèque de Kharkov et lui apprenant que la première fiancée de Tchekhov, de religion juive, serait morte dans une chambre à gaz de ce camp !
On voit que dans ce film coexistent le meilleur et le pire; des moments de grand cinéma y alternent avec des motifs gênants et ambigus. Le cinéaste a voulu à la fois rendre hommage au cinéma italien et faire la part grande à sa Russie natale, de façon un peu appuyée et incongrue. Mais Paradis est si habilement construit que sa structure et son apparence de document pourraient bien faire oublier ses faiblesses et ses défauts thématiques.
Le dispositif documentaire vise à donner une vraisemblance réaliste à des personnages improbables. Le plus étrange étant la dimension religieuse de rédemption qui se dessine en filigrane derrière ces parcours déconcertants.
Anne-Marie Baron
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• « Le Fils de Saül », de László Nemes. Immersion dans l’enfer concentrationnaire, par Anne-Marie Baron.