Partage des mémoires
et reconnaissance de l’autre
Aborder les questions mémorielles en classe ne pourrait-il pas unir les élèves ? Une expérience de fresques au collège Gustave-Flaubert dans le XIIIe arrondissement de Paris a montré à des élèves de troisième et quatrième que le passé pouvait résonner dans le présent sans opposer et que les histoires individuelles formaient une histoire collective.
Par Mohand-Kamel Chabane et Constance Lagrange
Aborder les questions mémorielles en classe ne pourrait-il pas unir les élèves ? Une expérience de fresques au collège Gustave-Flaubert dans le XIIIe arrondissement de Paris a montré à des élèves de troisième et quatrième que le passé pouvait résonner dans le présent sans opposer et que les histoires individuelles formaient une histoire collective.
Par Mohand-Kamel Chabane et Constance Lagrange
Esclavage, Shoah, colonisation, guerre d’Algérie. On dit trop facilement qu’un récit commun est impossible avec des élèves d’origines et de milieux différents. Parce que les mémoires blessées viendraient parasiter la construction de la mémoire commune. Chacun y allant de son ressentiment, de ses représentations, de son histoire héritée, parfois reconstruite par les réseaux sociaux ou émergeant des débats publics nauséabonds auxquels les élèves assistent. A priori, on pense d’emblée à un problème de concurrence mémorielle.
Combien prétendent ainsi qu’on ne peut plus enseigner la Shoah parmi d’autres crimes contre l’humanité sans que chacun vienne tirer la couverture à lui, incapable de s’ouvrir à une forme d’universalisme ? Chaque élève resterait donc enfermé dans sa « victimisation », développant hostilité et intolérance vis-à-vis des « autres » ? Alors même qu’ils sont membres d’un collectif qui les fait « nôtres ».
Impossible, alors, ce partage des mémoires, cette symbiose ? De même que la reconnaissance de l’autre comme un autre moi, porteur de sa propre histoire, qui serait finalement comme « l’un des miens » ? Les questions mémorielles, au lieu de séparer, ne pourraient-elles pas au contraire nous unir ?
Ces discours déclinistes et désespérants continuent d’exister et font force de loi. Une expérience menée dans un établissement parisien, au collège Gustave-Flaubert, dans le XIIIe arrondissement de Paris, avec des élèves de quatrième et de troisième, a démontré le contraire. À travers la réalisation de fresques mémorielles, les adolescents se sont rendu compte que ce qui était perçu comme la mémoire des autres était aussi la leur. Ils se sont ainsi inscrits dans la construction d’une mémoire collective et nationale.
Les parents d’élèves ont adhéré à cette pédagogie de projet dans laquelle leurs enfants se sont investis et ont ainsi été conviés aux différentes inaugurations.
Les fresques font désormais partie de l’environnement des élèves au sein de l’établissement et jouent un rôle important, invitant à la réflexion et au souvenir tous ceux qui passent dans les couloirs, lieux particulièrement empruntés, notamment lors des intercours.
Traiter les questions sensibles sans opposer les souffrances
Le projet prévoyait quatre fresques faisant ressortir quatre thèmes dits sensibles et qui pouvaient sembler inconciliables. Les poncifs auraient parié sur le caractère explosif des rapprochements : l’esclavage ne faisant pas bon ménage avec la Shoah, qui ne ferait pas bon ménage avec la colonisation. Ces trois crimes contre l’humanité ont pourtant été traités en harmonie, sans opposer les souffrances, mais en les reconnaissant et en leur rendant leur singularité. Le dernier thème était la guerre d’Algérie.
Le titre de la première fresque, sur l’esclavage, a été choisi par les élèves. C’est d’abord à l’intérieur du drapeau national qu’ils ont décidé de l’inscrire, mais surtout pas question pour eux que le message s’apparente à une injonction au souvenir, à « un devoir de mémoire ». Ils en ont fait une invitation à prendre conscience de l’importance des questions mémorielles. Ainsi, à travers une composition mêlant poings brisant des chaînes, champ de coton, yeux, citation et portrait de Condorcet, ils ont sublimé l’esclavage et posé un premier jalon de revendications.
Pour la deuxième fresque, portant sur la Shoah, un élève, Jérémy, a proposé d’inscrire en hébreu le titre « N’oublions jamais la Shoah ». On pouvait redouter une opposition immédiate des autres. Pourtant, sa proposition a été unanimement acceptée. Le choix particulier porté sur « N’oublions », précédant « jamais la Shoah », témoigne d’un point de vue engagé et convaincant auprès du groupe, selon lequel la mémoire est une liberté, un droit, un choix. Il paraissait nécessaire d’engager le spectateur par l’utilisation du « nous » : « vous et moi ». Cette fresque réunit la silhouette d’un train, sa fumée, un brassard, une kippa, un violon, un autodafé – symbole de la destruction de la culture juive, – un accordéon, des pages de livres, une Torah, ainsi qu’un poème de Primo Levi…
Quand le passé hante encore le présent
Lors de la conception de la troisième fresque, sur la colonisation, Marie-Antoinette, élève de troisième, dont la mère vivait au Togo, semblait tenir à ce titre : « La colonisation : un crime contre l’humanité ». Elle voulait se soulager d’une partie de son histoire et faire entendre ce qu’elle ressentait comme étant la voix des vaincus. En permettant ainsi à chacun d’exprimer ses revendications profondes, de faire parfois aussi des concessions, les élèves ont mis en commun leurs ressentis. Avec des figures historiques comme Hô Chi Minh, Maurice Audin, le roi du Dahomey, Savorgnan de Brazza, ainsi qu’Abd El-Kader, ils ont souhaité rester dans une représentation réaliste. L’Afrique, au cœur de cette fresque, porte en son centre une trace de main ensanglantée comme figuration d’un passé qui, bien qu’achevé, ne passe pas et continue de hanter le présent.
Après l’esclavage, la Shoah et la colonisation, c’est l’Algérie qui a permis, une fois encore, de montrer qu’il est possible, au sein d’une œuvre collective, de faire cohabiter des mémoires soi-disant antagonistes. Les élèves les ont symbolisées, dépassant l’idée que le conflit ne ferait que perdurer. Harkis, Français d’Algérie, combattants du FLN, appelés du contingent, ils ont intitulé la dernière fresque « La guerre d’Algérie, 1954-1962, un drame humain ». Y figurent Albert Camus, Larbi Ben M’hidi, Germaine Tillion, Franz Fanon, Maurice Laban. Mais aussi la France reliée à l’Algérie de la gauche à la droite par une mer et des bateaux, guidant les soldats de Dunkerque à Tamanrasset. On remarque aussi des instruments de torture utilisés lors de la guerre d’Algérie. Au-delà des détails graphiques, il fallait que les élèves prennent conscience que tout le monde a été perdant, que tout le monde a souffert. Ces adversaires d’hier étaient les adversaires d’hier, mais nous, aujourd’hui, que pouvons-nous construire sur ce passé ? En se faisant écho, les fresques cimentent une histoire commune.
Quatre fresques et trois crimes contre l’humanité. En rendant justice à toutes les mémoires blessées, en rendant hommage à chacune, qu’ont-ils témoigné, ces jeunes de 14, 15 ans ? Qu’ont-ils manifesté, si ce n’est un engagement et un engouement au service d’une cause commune ? Au collège, il n’y avait alors plus de riches, de pauvres, de Noirs, de Blancs, d’Arabes, seulement des élèves en demande de connaître leur histoire, qui est aussi la nôtre. Ainsi, semble-t-il, le message est passé : ce qui nous différencie ne nous sépare pas mais au contraire nous complète, nous unit et nous renforce. En partageant ces pans d’histoire, parfois enkystés et instrumentalisés, en considérant vraiment les élèves à égalité, les conflits peuvent être dépassés. Ils ont baissé les armes. La défensive est tombée. Justice a été rendue. Les fresques ont fait œuvre de fraternité.
M.-K. C. et C. L.