"Party Girl", de Marie Amachoukeli, Claire Burger et Samuel Theis

"Party Girl", de Marie Amachoukeli, Claire Burger et Samuel TheisCe film a réussi à faire parler de lui lors du dernier festival de Cannes, où il a fait l’ouverture de la section Un certain regard.
Ses promesses ont d’ailleurs éveillé les attentes avant même l’ouverture du festival, puisque les trois grandes sections cannoises en-dehors de la compétition officielle se sont battues pour pouvoir le programmer.
Il faut croire que l’excitation était justifiée : Party Girl a remporté la Caméra d’or qui récompense le meilleur premier film. Les journalistes ont beaucoup glosé sur la constitution inédite du groupe de réalisateurs : ils sont trois, sans constituer une fratrie, il y a une femme, son amie et un copain d’enfance ; certains ont fait la Femis, ce qui les place parmi les « espoirs » du cinéma français. L’actrice principale est la propre mère de Samuel Theis. Enfin, ils ne filment pas Paris et sa jeunesse mais surtout une vieille entraîneuse mosellane, chez elle, à Forbach.

Poésie et réalisme

Le film pourrait facilement se classer parmi les chroniques naturalistes dont le jeune cinéma français regorge, mais ce n’est pas exactement là où il se situe. La volonté de regarder un corps, une famille, un état de la société est manifeste, mais tout aussi manifeste est la nécessité de l’enchanter.
La poétisation et le réalisme ne s’opposent pas vraiment. La volonté de le magnifier accompagne un regard parfois cruel, et les cinéastes ne se laissent pas piéger par un rapport univoque à leur personnage et à leur spectateur.
Si le film s’inscrit dans une veine réaliste, le cœur de ce réalisme est très original, et accueille en son sein une conception de la réalisation et de la modernité, il oscille même entre plusieurs modèles de représentation, cinématographique et télévisuelle. Ces qualités font de Party Girl un film étrange, dont la vision est toujours passionnante.

Angélique et ses cinéastes

Le fait que les cinéastes soient un trio est un cas exceptionnel. A priori, un film équivaut à un cinéaste, comme une garantie d’une vision absolument subjective. Ce peut être un groupe, mais dans ce cas, il s’agit souvent d’un film politique, et le groupe est unifié par l’idéologie ou l’énergie de la dénonciation. À deux, ce sont des frères ou un couple, et la question de la fusion et de la répartition des tâches se pose. Mais à trois ?

Le cas est inédit, en tout cas original. Party Girl réussit en tout cas à trouver une forme qui accepte le nombre trois. Si cela fonctionne, c’est en grande partie parce que le personnage central arrive à paraître multiple aux yeux du spectateur, dans sa personnalité, dans les figures qu’elle incarne, ainsi que dans les choix de représentation.

C’est une mère, étrange, pas toujours responsable, débordée, immature, mais elle est filmée en tant que mère, dans la façon dont elle vit sa maternité ainsi que dans sa demande de reconnaissance. Le fait que l’un des réalisateurs soit un de ses enfants, et qu’on le voit en tant que tel dans le film est moins une facilité qu’une très bonne idée de cinéma. Cela permet à un point de vue du trio de surnager et de s’affirmer sans écraser les autres. D’ailleurs, l’absence délibérée de jugement sur le personnage par les cinéastes permet de libérer le regard.

Le personnage n’est pas réduit à la maternité, mais son rapport compliqué à la maternité, que le spectateur imagine instable, en tout cas mobile ou évolutif, fait de celle-ci un révélateur de son existence, et non son unique caractéristique. La maternité est articulée à un impératif de liberté et de désir qui échappe à son protagoniste. Elle ne sait pas ce qu’elle veut, et quand elle dit ce qu’elle veut vraiment, les actions sont souvent en décalage avec les pensées, sans qu’il n’y ait nécessairement mensonge.

Le spectateur a l’impression d’assister en direct aux décisions et aux hésitations du personnage ; il voit les moments creux, les bavardages ou les babillages au milieu desquels un désir ou une action parvient à s’affirmer. En cela, il paraît suivre la caméra et les impératifs d’enregistrement des cinéastes. Nous les voyons au cœur de la scène, par l’intermédiaire du personnage du fils, et à l’extérieur, regardant sans juger, sans forcément comprendre ce qui se passe.

Mais nous les voyons aussi rêver, érotiser, embellir, magnifier, éclairer, s’attarder sur des corps de femme ou d’homme vieillissants, pas forcément beaux par leur corps, mais rendus doux, touchants et sensuels par le regard qui est portés sur eux : on peut penser au début de Meurtre d’un bookmaker chinois (1976), de John Cassavetes, ou surtout au début de L’Apollonide (2011), de Bertrand Bonello. Il y a au moins trois regards différents portés sur ce personnage d’Angélique, qui elle-même par moments emporte le film, à d’autres est attentiste, ou à la fin est livrée à elle-même, à son opacité, aux choix qu’elle finit par faire presque à son corps défendant.

En cela, le film est étrange puisqu’il s’ancre fièrement dans un territoire, dans une langue, dans des habitus, et qu’il utilise ces éléments de caractérisation au profit d’un personnage dont la dérive appartient à la modernité cinématographique : un peu Wanda (Wanda, de Barbara Loden, 1970) pour une trajectoire qui finalement la désarrime du confort social, un peu Anna Magnani (Mamma Roma, de Pier Paolo Pasolini, 1962) pour une femme en excès qui recherche l’amour de ses enfants tout en côtoyant la prostitution, un peu Gena Rowlands (Une femme sous influence, de John Cassavetes, 1974) pour l’émotion et le mystère que cette existence contient finalement.

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Jeunes, vieux, jeunes vieux, vieux jeunes

Le spectateur peut-il aimer ce personnage ? La réponse n’est pas si simple. La placer dans la descendance de ces icônes de la modernité est assez facile, et complaisant surtout. La liberté qui est son apanage va aussi avec l’immaturité, l’inconséquence, le pardon inconditionnel, et l’amour qu’elle met en avant au moment présent paraît être un des états d’un sentiment plus mystérieux et moins aimable, qui passe aussi par l’égoïsme ou le narcissisme.

En refusant des mentions trop explicites du passé, et en s’appuyant sur le présent de la fiction, les cinéastes choisissent de ne pas conclure, de ne pas juger, de ne pas figer et de laisser le spectateur libre de se faire son opinion, d’être ému comme d’être exaspéré, et même de ressentir ces émotions à contretemps.

Le mariage, avec tous les bons sentiments réunis et fêtés, ressemble moins à une commémoration qu’à une cérémonie stéréotypée, scénarisée et artificielle. La réunion avec sa fille placée est plus touchante, car pour une fois, ce n’est pas le commentaire des actions qui est mis en avant, mais un silence pudique, qui se donne pour extrêmement sincère.

Plus généralement, la force du film est de suivre les corps de ses personnages plus que leurs errements psychologiques, et l’espace est décrit et découvert par leur corps. C’est le pavillon de Michel, avec ses fenêtres qui protègent de l’extérieur et isolent de la rue ; ce sont les parcs, les bars, les attractions sociales qui créent très peu de plans de coupe : on ne voit de ces lieux que des espaces abstraits, fragmentés, très peu documentaires, réduits à des couleurs, des zones, de l’eau ou des feuilles. Ce qui attire l’attention, c’est le corps de chacun : les peaux rasés ou flétries, les bijoux, les teintures, les coiffures, les chairs flasques ou raffermies. Ces corps sont souvent en mouvement, et lorsqu’ils ne le sont pas, la conversation sert moins à donner des informations qu’à se donner le temps de contempler des corps sans qualités, mais que la durée du plan, le resserrement du cadrage, la précision des grains rendent intéressants à regarder.

Le spectateur voit le passage matérialisé du temps, il voit aussi comment le personnage lutte contre son corps ou l’apprivoise, comme sa façon de se l’approprier fabrique sa jeunesse ou sa vieillesse. Tout le début du film est marqué par de discrètes photographies qui marquent les années et les écarts, mais les raccords privilégient le télescopage entre les générations, de telle sorte que le brouillage se crée entre les générations : Angélique est souvent raccordée aux petits-enfants, comme pour montrer la continuité et la permanence d’un état d’enfance. Quant aux trentenaires, c’est à eux qu’est réservée la plus grande maturité : ils sont à l’écart de l’évolution du récit, plutôt comme des facilitateurs, en charge de la jeunesse prolongée de leur mère, sages et efficaces.

La fiction se trouve ici, dans ce décalage entre un corps qui veut encore s’épuiser, une parole qui ne peut pas se taire et le déplacement de la question morale, ou son report. Il ne s’agit pas juger, mais de savoir jusqu’où le personnage peut exister sans faire mal aux autres, ou sans en prendre conscience. La fin du film est éloquente : la solitude dans la nuit est une façon de laisser le personnage tout à sa liberté, mais cette liberté est aussi un aveuglement ou une cruauté.

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L’éternel partage entre fiction et documentaire

Le film balance sans cesse en fonction des éclats de maturité ou d’immaturité de son personnage. Ce balancement est intéressant car il nourrit des scènes qui peuvent être comiques et tragiques. Le passage d’une tonalité à une autre donne le sentiment d’assister à une vie, et non à un spectacle. Plus exactement : la forme du film, arcboutée à la réalité des corps et des fonctions familiales, crée ce mélange entre des moments qu’on croirait capter sur le vif et d’autres qui répondent à la nécessité de raconter une histoire.

Le film pose encore une fois la question des limites entre fiction et documentaire. Cette question est finalement assez usée, et le film n’est pas novateur sur ce point. Là où il est plus intéressant, c’est sur les modèles qu’il prend en compte. Les modèles de fiction ne sont pas tant le premier film naturaliste français qu’une certaine démesure américaine ou hollywoodienne qui permet la sublimation des corps et des attitudes. En s’appelant Party girl, ce film réactive le souvenir du drame hollywoodien (c’est le titre d’un film de Nicholas Ray de 1958, où la danseuse de cabaret est interprétée par la magnifique Cyd Charisse) et anoblit encore davantage son personnage d’Angélique.

Le mariage, qui est l’argument principal, évoque les grandes comédies hollywoodiennes de remariage. Ce n’est pas de l’ironie : c’est l’horizon fictionnel de l’idéalisation. Face à cela, le modèle documentaire n’est pas le regard ethnologique mais plutôt des formes de télé-réalité, empruntées parfois à l’émission Striptease : personnages mal à l’aise avec le langage, habitudes dont on ne sait si elles sont folkloriques ou touchantes, scènes longues où les acteurs se théâtralisent, scènes quotidiennes transformées par le corps des individus, etc.

Ce n’est pas étonnant alors que les cinéastes veulent marquer leurs différences avec les Dardenne : ils proclament la fin de l’artifice et veulent des individus qui ont un accent véritable, des attitudes totalement incorporées, pas une conscience de jeu. Mais leur ancrage formel cultive l’écart entre deux émotions, comme entre des modèles cinématographiques. C’est là que le film gagne : entre l’identification dramatique et la distance amusée et médusée, le spectateur ne sait jamais comment il bascule.

L’enjeu est plus fort qu’il n’y paraît : il s’agit simplement de filmer une famille et un ancrage communautaire qui n’est pas marquée par la représentation cinématographique sans passer par la description politique. On comprend mieux pourquoi ils ont eu besoin des formes formelles d’Amérique, et certainement pas des Dardenne ou de Ken Loach : pour arriver à parler de la situation contemporaine sans devoir représenter les éléments classiques du réalisme politique.

Jean-Marie Samocki

 

Jean-Marie Samocki
Jean-Marie Samocki

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