"Pas pleurer", de Lydie Salvayre, prix Goncourt 2014 : un été de jeunesse totale
Deux voix se croisent : celle de Montsé, une « mauvaise pauvre », mère de la narratrice, et celle de George Bernanos, installé à Palma de Majorque en cet été 1936.
Pour l’une, ce sera l’été du plus grand bonheur, pour l’autre, celui du désespoir le plus profond.
Lidia, la narratrice, recueille le récit de sa mère et met en parallèle ce que l’écrivain français voit, ressent, et écrit. Pas pleurer sonne comme un hommage à l’auteur des Grands Cimetières sous la lune et l’évocation d’un moment unique, jamais retrouvé par Montsé.
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Au cœur de la guerre civile espagnole
Cet été 1936 est celui du coup d’État franquiste. Les insurgés conduits par le futur dictateur sont des tueurs qui massacrent sans distinction leurs victimes, pour le seul plaisir de « purifier », avec la bénédiction d’un clergé peu regardant.
Ce crime est celui que voit Bernanos dans son île. Yves, son propre fils, s’est engagé en 1934 dans la Phalange, mais cela ne durera pas.
Bernanos est révulsé. Cela n’allait pas de soi car on connaît les premiers engagements de l’écrivain. Ils le situaient plutôt à l’extrême-droite, mais, écrit la narratrice, « plus proche en esprit de l’aristocratie ouvrière que de la bourgeoisie d’argent ». Son « christianisme fraternel », comparable à celui de Pasolini, le place très vite du côté des pauvres, et des victimes, rejoignant le vieux message de l’Évangile. L’attitude du clergé espagnol, clairement engagé du côté des nantis, fait le reste.
Cet été 1936 est pour Montsé celui du plus grand bonheur. Elle a seize ans, a toujours vécu dans un village reculé d’Aragon. La pauvreté n’est pas la seule plaie. L’ignorance et la bigoterie, le machisme et la brutalité qui l’accompagne font de son quotidien un néant. Elle n’a rien à attendre, rien à espérer.
Et puis tout change quand le drapeau rouge et noir de l’anarchie se met à flotter, que les militants libertaires font souffler sur le village un vent nouveau balayant tout. Son frère Josep est parmi les premiers à s’engager. Dans une atmosphère bouillonnante, joyeuse et pacifique, on bouscule tout, à commencer par les dévots et les gens de pouvoir. Montsé quitte le village pour Barcelone et connaît alors le bonheur.
Nous n’entrerons pas dans le détail ; l’écriture de Lydie Salvayre à la fois raffinée et pétillante dit ce plaisir de découvrir une chambre d’hôtel élégante, de boire à la terrasse d’un café, de voir des êtres pleins de vie et d’envie arpenter les Ramblas, et d’aimer, pour la première fois, sans crainte de se livrer totalement.
Le retour au village est plus délicat, d’autant que Montsé est enceinte et que le père, un combattant français, est parti pour le front, sans qu’elle sache rien de lui, sinon qu’ils se sont aimés et qu’elle ne l’oubliera jamais. Elle en épouse un autre. La guerre prend de l’ampleur, le village est atteint, les troupes de la République se disloquent, et c’est l’exil, jusqu’en France.
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Du récit de la mère au roman
La mention « roman » apparaît en couverture, et l’on se doute qu’à partir d’un certain point la romancière prend le relais de sa mère qui raconte. Mais Lydie Salvayre a tenu à ce que le début soit ancré dans cette parole de la mère, pleine d’hispanismes souvent comique, autant de « cuirs » qui donnent à sourire ou à rire.
Montsé est une vieille dame qui habite depuis son arrivée en France dans le Languedoc, après avoir subi l’humiliation des camps, la solitude et la faim de ces réfugiés livrés à eux-mêmes. De ces années qui ont suivi les illuminations d’août 1936, elle a tout oublié et elle donnerait tout pour revivre ces instants barcelonais.
Mais la force du roman tient aux autres personnages, sans doute tous empruntés à la réalité, mais à qui elle donne des contours « salvayriens ». La romancière aime le grotesque, le baroque et Doña Pura, la tante confite en religion, ne déparerait pas dans Viridiana ou Tristana de Bunuel. Non plus que Don Jaume, l’un des riches du village, qui a au moins le mérite d’être intelligent, cultivé et de ne pas se comporter en exploiteur comme tous les autres. Il est le père de Diego, devenu militant communiste, d’abord raide comme la justice, avant de douter et de s’effondrer.
« Pas pleurer » : l’expression est comme une objurgation. Toute cette horreur des années trente inciterait à le faire, à s’effondrer en larmes. Mais c’est le désespoir et la fuite qui servent de réponse. Bien qu’opposés depuis leur enfance, d’abord dans les jeux puis dans la réalité des engagements adultes, Josep et Diego se rejoignent quand ils voient les crimes que l’on commet en leur nom. De même que Bernanos a dénoncé les crimes de son « camp » apparent, eux sont dégoûtés par la haine des leurs envers des humbles, ou, dans le cas des staliniens, envers tous ceux qui ne respectent pas la ligne :
« Josep, tout comme Bernanos à Palma, découvre qu’une vague de haine ronge ses propres rangs, une haine permise, encouragée, décomplexée comme on le dirait aujourd’hui, et qui s’affiche fière et contente d’elle-même. »
« L’heure est venue pour moi de tirer de l’ombre ces événements d’Espagne »
Lydie Salvayre n’est pas loin de penser, avec sa mère, qu’un unique instant de grâce a existé, bientôt balayé par la furie des uns et des autres, et c’est ce qui la touche :
« J’ai le sentiment que l’heure est venue pour moi de tirer de l’ombre ces événements d’Espagne que j’avais relégués dans un coin de ma tête pour mieux me dérober sans doute aux questionnements qu’ils risquaient de lever. L’heure est venue pour moi de les regarder. »
Il aura donc fallu des années avant qu’elle écrive ce roman porté depuis longtemps. C’est le livre du lien avec une vieille dame que l’Histoire a jetée de côté, comme tous les humbles, le livre de l’origine puisque la Catalogne est la terre de la romancière, même si elle n’y a pas vécu, le livre aussi qui parle d’aujourd’hui :
« Tandis que le récit de ma mère sur l’expérience libertaire de 36 lève en mon cœur je ne sais quel émerveillement, je ne sais quelle joie enfantine, le récit des atrocités décrites par Bernanos confronté à la nuit des hommes, à leurs haines et à leurs fureurs, vient raviver mon appréhension de voir quelques salauds renouer aujourd’hui avec ces idées infectes que je pensais depuis longtemps dormantes. »
Hommage à l’Espagne de Cervantès, de Goya et de Bunuel, une Espagne qui n’a pas sa langue ou ses yeux dans sa poche et qu’elle rend virevoltante, ce roman est aussi une histoire française.
Norbert Czarny
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• Lydie Salvayre, « Pas pleurer », Éditions du Seuil, 2014, 288 p.
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