Penser l’interdit de penser avec des élèves

Les Eagles of Death Metal de retour sur scène le 7 décembre 2015
« Nous sommes tous des Parisiens ce soir » (Bono)

Le 7 décembre dernier, le groupe irlandais U2 a permis aux Eagles of Death Metal de ressortir leurs guitares saturées de rock and pop mises en berne depuis les atrocités du Bataclan. Avant de laisser la scène au groupe symbole le temps d’un morceau, la bande à Bono a repris avec eux l’hymne à la joie et à la révolte de Patty Smith, Power to the people.
N’en déplaise aux inévitables esprits chagrins, il n’est pas sûr que ce point d’orgue du concert des gens de Dublin puisse être assimilé à un moment superficiel. La reconquête des terrasses parisiennes comme de toutes les scènes de musique amplifiée de la capitale s’apparente à une réappropriation fondamentale d’une liberté considérée il y a encore à peine douze mois, et d’évidence à tort, comme définitivement gagnée.

 
« Liberté de penser »
Dans un article de son Dictionnaire philosophique (1764) intitulé symboliquement « Liberté de penser », Voltaire met en scène un dialogue entre un lord anglais, Boldmind, « l’esprit hardi », et un comte portugais, Médroso, « le peureux ». Au grand dam de son interlocuteur, le second apparaît tellement familier de l’Inquisition – machine à brûler les hérétiques et autres libres-penseurs, comme on le sait – qu’il n’envisage pas un seul instant sa remise en cause.
« Que voulez-vous ?, constate Médroso, il ne nous est permis ni d’écrire, ni de parler, ni même de penser. Si nous parlons, il est aisé d’interpréter nos paroles, encore plus nos écrits. Enfin, comme on ne peut nous condamner dans un autodafé pour nos pensées secrètes, on nous menace d’être brûlés éternellement par l’ordre de Dieu même, si nous ne pensons pas comme les Jacobins. »
On conviendra à la simple lecture de cet extrait, qui nécessiterait naturellement un minimum de contextualisation en classe, combien le texte de Voltaire fournit un axe commémoratif approprié tout juste un an après la tragédie de Charlie Hebdo. La réplique de Medroso reste en effet exemplaire de la catastrophe intellectuelle promise par les fondamentalistes de l’interdit. En agissant boulevard Voltaire en novembre les assassins ont ainsi touché sans le savoir le symbole de la tolérance et de l’esprit éclairé.
 

Une ligne « rouge » de la caricature ?

Il faut donc encore et encore tenter d’aiguiser l’esprit critique. Lors de l’Affaire Dreyfus ou encore dans l’entre-deux guerres, pour n’en rester qu’à l’histoire contemporaine, la caricature a certes parfois forcé le trait pour se mettre au service des plus ignobles causes. Mais, dans le cas qui occupe tous les esprits aujourd’hui encore, la saillie iconoclaste de Charlie avait de toute évidence d’autres présupposés et son objet n’était pas de salir le Prophète ni la religion musulmane.
À ce titre, il faut relire, en plus des dessins de Charb, de Cabu ou de Wolinski, L’Affaire du voile, la bande-dessinée de Pétillon, bien dans l’esprit de l’hebdomadaire, non comme une insulte à une religion déterminée mais comme un appel au droit d’en rire, comme de tout fondamentalisme idéologique gangrené par une logique bornée et totalitaire.
 

« Timbuktu »

Le film, Timbuktu, d’Abderrahmane Sissako, maintenant disponible en DVD, reste lui aussi plus que jamais d’actualité. Il apporte en effet une contribution fructueuse au débat qui pourra s’instaurer dans les classes. Pieds-Nickelés tragiques, les djihadistes « importés » mis en scène dans ce lointain pays africain aux couleurs chaudes, au sable de feu et aux maisons de pisé, surgissent à chaque séquence, tels qu’ils sont, caricaturaux et ridicules mais aussi investis d’une « mission » criminelle.
Ceux-ci se font, par principe, une obligation non pas seulement d’interdire des transgressions supposées « majeures » mais absolument tout ce qui concerne la vie quotidienne. Et c’est d’ailleurs à ce niveau que le film prend toute sa force à la fois lyrique et argumentative. En effet, le foot, la musique, le chant, la couleur des vêtements, tout devient l’objet d’interdits.
Le film permet ainsi de faire comprendre comment l’intolérance fanatique aux diverses formes de la caricature appelle forcément d’autres intolérances sur des sujets d’apparence « mineure », comme déjeuner à une terrasse de café ou prendre part à un concert de rock.
 

Le refus de « voir la vie en beau »

Timbuktu rappelle avec une rare subtilité que le combat à engager contre l’obscurantisme, c’est bien le combat contre la noirceur, contre le refus de « voir la vie en beau », pour paraphraser Baudelaire dans « Le Mauvais Vitrier ». Car, demain, si les choses régressaient encore, ce ne serait pas seulement la liberté d’expression qu’il s’agirait de défendre mais bien la liberté des expressions humaines : un chant qu’on lapide, un sourire qu’on martyrise, une émotion qu’on fouette au sang.
Charlie s’était donné pour mission ironique de nous prémunir contre cela en testant le degré de tolérance de la société. C’est pour cela qu’il ne craignait pas de choquer. Le film d’Abderrahmane Sissako décline la problématique sous un autre angle en mettant en évidence un autre danger, celui d’un monde monochrome dont toute poésie aurait été méthodiquement réduite à néant.

Antony Soron, ÉSPÉ Paris

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« Le Mauvais Vitrier », de Baudelaire, sur le site de la BNF.

« Timbuktu », d’Abderrahmane Sissako : l’art contre la barbarie, par Anne-Marie Baron.

« Timbuktu », d’Abderrahmane Sissako. Le film aux sept César, par Jean-Marie Samocki.

« L’Après-Charlie ». Vingt questions pour en débattre sans tabou, par Antony Soron.

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Antony Soron
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