"Peste blanche", de Jean-Marc Pontier

"Peste blanche", de Jean-Marc PontierN’en déplaise à certains, les professeurs de lettres soucieux d’adapter leur enseignement à leurs élèves n’hésitent pas enrichir leur corpus de textes classiques ou modernes du médium singulier qu’est la bande dessinée. On peut ainsi proposer au collège comme au lycée des bandes dessinées de qualité qui sauront intéresser élèves et professeurs et qui permettront d’élargir champ des compétences et des connaissances en ne sacrifiant aucunement au plaisir de la lecture et de la découverte.
Jean-Marc Pontier, agrégé de lettres modernes et docteur ès lettres, a toujours eu une pratique artistique parallèlement à ses activités de pédagogue, et développe également depuis quelques années un travail critique sur la bande dessinée aux éditions PLG, notamment sur David B. et Étienne de Crécy qui lui a valu d’être distingué par plusieurs journaux spécialisés.
L’album Peste blanche a été finaliste lors du Prix Bédélys au Canada et pour le Prix littéraire des lycéens et des apprentis de la région PACA 2013. Si Jean-Marc Pontier est originaire de la cité phocéenne, Peste blanche ne témoigne d’aucune préoccupation régionaliste particulière, d’autant que Marseille est bien plus qu’un décor.

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Un roman graphique ambitieux

Jean-Baptiste Chataud, professeur de Littérature à la faculté d’Aix-en-Provence se souvient de la tragique histoire d’amour qu’il a vécue vingt ans plus tôt avec l’une de ses étudiantes, Marie Cazotte. C’est peu dire que sa mémoire le hante, d’autant que Chataud a été accusé un temps d’avoir tué et fait disparaître sa jeune amie de l’époque, puis a été acquitté, faute de preuves. Le passé semble le rattraper puisque le cadavre de la jeune femme est découvert à l’occasion d’un chantier immobilier qui s’arrêtera à cause de cette encombrante trouvaille et de la mise au jour d’un charnier datant de la peste de 1720.
Ce ne sera pas le seul rebondissement dans une histoire à secrets et à tiroirs qui entraîne le lecteur dans une spirale de révélations plus surprenantes les unes que les autres.
Il sera intéressant de faire réfléchir les élèves sur le genre de la bande dessinée proposée. S’agit-il d’une enquête policière, où la question du meurtrier sera au centre des préoccupations car le héros est à la fois juge et partie ?
En effet, Jean-Marc Pontier livre ici un roman graphique aux thèmes ambitieux où la question du personnage-narrateur pourra trouver de nombreuses et intéressantes illustrations. Est-ce un roman d’amour où l’on montre le caractère impossible et éphémère de la passion ou un récit fantastique tant les manifestations occultes semblent aussi naturelles que le hasard ou la volonté ?
 

Une histoire de mémoires et de lieux

L’un des thèmes à exploiter en classe est celui du décor : la ville de Marseille est dans Peste blanche un élément essentiel.
En quoi peut-on dire que Marseille est un personnage à part entière de l’histoire ? On pourra faire remarquer aux élèves que, dès la couverture, Marseille s’impose puisqu’un extrait de la carte de la ville, aux lieux reconnaissables tels que le Vieux Port ou la place de la Joliette, recouvre le buste et la tête d’un homme qu’on saura être dès les premières pages le personnage principal. Certains lieux incontournables de la cité phocéenne sont représentés : la Vieille Charité, le Théâtre de la Criée, Notre-Dame-de-la-Garde…
La bande dessinée est donc à la fois la cartographie de l’amour perdu et le moyen de raviver la mémoire pour sortir de la « peste blanche ». Mémoire, oubli. Indifférence, amour. Culpabilité, innocence. L’antithèse est au cœur de ce roman graphique et se retrouve d’ailleurs dans le parallèle entre « peste blanche », métaphore de l’amnésie collective qui touche la ville, et « peste noire » de sinistre mémoire.
Les développements sur la peste de 1720 donnent l’occasion de très belles planches qui rappellent les conséquences de la peste bubonique sur la ville. Peste blanche mêle judicieusement documents historiques et représentations de figures telles que celles de « corbeaux », surnoms donnés aux médecins affublés de masques au long bec censés protéger du virus. Jean-Marc Pontier développe alors explications rationnelles et évocations des fantasmes nés de la maladie, façons d’évoquer autrement l’épidémie de « peste blanche » qui touchera Marseille des années plus tard : « Je me suis aussi beaucoup intéressé à l’atmosphère de paranoïa généralisée qu’impliquait l’épidémie. Chacun pense que son voisin peut lui refiler le virus. Mais personne n’admet que soi-même puisse contaminer les autres. »
La structure même de l’ouvrage, construite en flash-backs et en rebondissements, conduit à faire du lecteur un véritable enquêteur amené à étudier les allers-retours entre passé et présent et à comprendre les nombreuses allusions historiques et littéraires du récit.

"Peste blanche", de Jean-Marc Pontier, pages 1 et 2
« Peste blanche », de Jean-Marc Pontier, pages 1 et 2

 
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La littérature au cœur du récit

Les développements sur l’Histoire sont l’occasion de plonger dans le passé de la cité phocéenne comme dans celui du professeur de littérature. Ainsi le lecteur, professeur de lettres ou non, qui lira Peste blanche reconnaîtra les nombreuses allusions à la littérature, sans que celles-ci ne soient jamais plaquées. Certaines figures tutélaires hantent l’oeuvre : Apollinaire, André Suarès et Rimbaud pour les voyages, la nostalgie et la poésie, sans parler de la ville de Marseille.
Les allusions plus directes fournissent l’occasion d’évoquer les rapports entre la littérature et l’existence, une façon de montrer aux élèves et aux lecteurs que le métier d’enseignant en lettres est loin d’être asséchant. Ainsi l’héroïne de Prévost, Manon Lescaut, fournit une lointaine parentèle avec Marie Cazotte, bien que Jean-Baptiste Chataud soit un Des Grieux beaucoup moins naïf que l’original. Leur histoire d’amour naît d’ailleurs grâce au Roi sans divertissement de Giono et au Théâtre et son Double d’Antonin Artaud, comme les signes de la folie et du tragique à venir qui s’empareront d’abord des êtres, jusqu’à envahir la ville tout entière.
D’autres références sont plus cachées. On reconnaît lors du procès de Chataud L’Étranger d’Albert Camus avec ce juge qui s’acharne sur l’enseignant et le condamne « non pour avoir tué [sa] petite amie […] mais pour avoir eu des relations avec une élève », comme Meursault en son temps, condamné pour n’avoir pas pleuré à l’enterrement de sa mère. Et, bien évidemment, la « peste blanche », épidémie d’amnésie collective qui gagne la ville de Marseille, ressemble par bien des aspects à la « rhinocérite » de la pièce de Ionesco tant par son caractère soudain que par la déshumanisation qui la caractérise.
 

Un graphisme qui vise l’émotion

Peste blanche est une bande dessinée en « noir et blanc, et gris », comme aime à le dire l’auteur. En effet, Jean-Marc Pontier pratique l’art des nuances, et son dessin oscille entre réalisme et onirisme. La dimension parfois fantastique du récit est d’ailleurs parfaitement servie par un trait un peu tremblé, aux contours flous comme lors des retrouvailles entre Chataud et le juge, où ce dernier prédit la perte de toute humanité et la fin de la civilisation à cause de l’épidémie. Cet épisode rappelle bien sûr La Peste, d’Albert Camus, par les épreuves traversées, révélatrices de l’égoïsme de certains et de l’humanité des autres.
On pourrait penser que Jean-Marc Pontier privilégie la narration mais bien au contraire, c’est le dessin, les décors stylisés mais cependant expressifs, les jeux d’ombres et de lumières, et le choix d’une technique mixte (peinture, feutre-pinceau, blanco, reproduction de cartes ou de photos de marqueterie…) qui portent le récit et lui assurent sa cohérence. Ce graphisme, qui retranscrit la subjectivité du narrateur-personnage, n’est pas sans faire penser à celui d’Edmond Baudoin dont le travail en bandes dessinées a su allier goût des histoires et amour du trait, en proposant des récits de vie qui témoignent de la complexité de l’âme humaine, toujours entre l’ange et la bête.
La lecture de Peste blanche est donc recommandée à tout type de lecteurs, habitués de la bande dessinée ou non, adolescents comme adultes. Chacun saura trouver dans cette belle histoire de quoi alimenter sa propre réflexion sur les pouvoirs de la littérature et sur les limites de ce qu’on peut ou doit accomplir par passion.

 Marie-Hélène Giannoni

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• Jean-Marc Pontier, « Peste blanche », Les Enfants rouges, 2012.
• Le site de Jean-Marc Pontier.
• Voir le numéro de « l’École des lettres » consacré au Scénario dans tous ses états.
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Marie-Hélène Giannoni
Marie-Hélène Giannoni

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