Philosophie. Chronique n° 8.
Un an d’ateliers philo en grande section
Par Émilie Dalle et Edwige Chirouter
Philosopher en maternelle permet de développer chez l’enfant l’estime de soi, l’esprit critique et une vision du monde plus complexe et nuancée. Expérience d’ateliers philo au sein de l’école Albert-Camus de Sarcelles (95).
Par Émilie Dalle et Edwige Chirouter*
« La pratique de la philosophie est une réponse aux questionnements des enfants, J’en tire la conclusion suivante : d’une certaine façon, les enfants sont des philosophes-nés, parce qu’ils veulent entrer en résonance avec le monde, savoir qui ils sont, quelles relations possibles existent et comment les développer. Nous n’avons pas à enseigner aux enfants à être des philosophes ou à entrer en résonance, ils le sont de toute façon intrinsèque. »
Harmut Rosa[1]
Tous les ans, les élèves de grande section de l’école Albert-Camus de Sarcelles (95) suivent des ateliers de philosophie. Ils examinent une question en profondeur afin de faire progresser leur capacité à penser. Des thèmes variés sont abordés tout au long de l’année : la colère, la peur, le bonheur, la liberté, la nature, l’art, le rire. Les enfants vivent une expérience d’intelligence collective, ils réfléchissent ensemble tout en gardant la possibilité de penser individuellement. Être soi-même dans un groupe, sans effacement derrière le point de vue dominant, cela n’arrive pas si souvent. Une vraie oasis dans ce territoire vivant de la République !
Pourquoi des ateliers de philosophie à Sarcelles ?
Sarcelles est une commune d’Île-de-France en zone d’éducation prioritaire. La ville, qui compte quarante-quatre écoles, est très cosmopolite, et ses identités sont multiples. C’est un territoire vivant de la République, avec des problématiques socio-économiques complexes, mais aussi de grandes richesses humaines et culturelles. Les enfants comptent pour la plupart une autre langue parlée à la maison. En 2023, dans la classe de grande section d’Émilie Dalle, les douze élèves parlaient huit langues différentes : le twi, l’anglais, l’arabe, le soninké, des créoles, l’ourdou, le bengali, le moldave. La langue française ne peut être utilisée qu’à l’école. Il peut donc y avoir un grand décalage entre ce que les enfants sont capables de penser et ce qu’ils peuvent exprimer en français à l’oral. Il y a aussi dans le groupe plusieurs petits parleurs et des élèves en grande difficulté d’apprentissage. À l’école maternelle, les enfants sont en pleine découverte et élaboration de leur pensée. La philosophie peut leur permettre de prendre conscience de cette capacité à penser.
Dans le cadre de la politique de la ville, la mairie de Sarcelles mène des actions et des projets favorisant l’ambition éducative. C’est ainsi qu’un partenariat a été signé entre la mairie et la chaire Unesco sur la philosophie avec les enfants : faire le pari de l’éducabilité philosophique des enfants de la ville et donner aux équipes pédagogiques les ressources pour se former et être accompagnées par des chercheurs. Deux classes de grande section dédoublées de l’école Albert-Camus participent aux ateliers. Les élèves ont entre quatre ans et demi et six ans. Le groupe est constitué de vingt-trois participants. Toutes les enseignantes sont mobilisées dans le « projet philo » de l’école et s’organisent pour préparer et coanimer les ateliers. Elles sèment des graines pour que le maximum d’élèves fasse de la philosophie.
Le rôle de la formation et de l’accompagnement est essentiel : apporter des connaissances disciplinaires et conceptuelles, donner à voir des gestes d’animation, analyser les pratiques. Émilie Dalle a ainsi fait le choix de s’inscrire au diplôme universitaire de la chaire Unesco « Concevoir et animer des ateliers philosophiques avec les enfants et les adolescents à l’école et dans la cité » pour développer son champ de connaissances théoriques et didactiques, et devenir ainsi une personne ressources pour accompagner tous les collègues au quotidien sur le terrain[2]. La formation est un enjeu essentiel pour garantir la visée philosophique et ne pas tomber dans la dérive de faire de l’atelier philo un espace de discussion libre ou, à l’inverse, un prétexte pour diffuser des injonctions moralisatrices.
Haute mobilisation cognitive à l’école maternelle
La philosophie est une activité qui nécessite une haute mobilisation cognitive. Mais les très jeunes enfants en sont tous capables, à leur rythme. C’est un pari d’éducabilité philosophique, une éthique de l’enseignement et de la relation aux enfants. Il ne s’agit pas, dans ces ateliers, de faire une histoire de la philosophie, de disserter sur les thèses des auteurs – la marche serait bien sûr trop haute –, mais d’éveiller, d’être à la bonne hauteur philosophique, dans la « zone proximale de développement » (théorisée par Lev Vygotsky) des enfants. C’est une philosophie adaptée à leur âge, un éveil à la discipline. Il faut commencer tôt pour que le chemin vers la philosophie soit serein et joyeux. Les apprentissages ambitieux sont progressifs parce que complexes, la philosophie n’échappe pas à cette règle. Et si elle n’est pas présente explicitement dans les programmes, on peut y trouver un grand nombre d’échos dans les instructions officielles. Dans le préambule des programmes de l’école maternelle (2015), il est ainsi précisé : « L’enfant apprend en jouant, en se questionnant, en collaborant avec ses camarades, en participant à des projets pluridisciplinaires. Les apprentissages ne sont pas forcément cloisonnés. Le sens y est privilégié et la métacognition accompagne au quotidien. »
Cependant, de très nombreuses questions se posent aux praticiens et praticiennes : comment, malgré les difficultés liées à l’âge et au contexte social, ainsi que celles liées à la complexité de la discipline, arriver à relever le défi de faire des ateliers philo en maternelle ? Les enfants dépassent-ils leur propre vécu ? Comment mettre l’intimité à bonne distance ? Comment arriver à ne pas transformer l’atelier en leçon de morale déguisée, ce qui peut être une grande tentation quand on anime ? À quelles conditions une discussion peut-elle être ou devenir philosophique ? Comment l’adulte qui anime peut-il faciliter l’apparition de ces moments philosophiques ?
Élaborer une communauté de recherche philosophique dans sa classe
De la patience et de la régularité : notre pratique de la philo dans l’école est régulière, une fois par semaine dès le début de l’année. Une séquence sur un même thème (la peur, par exemple) s’étend sur cinq semaines consécutives. Les séances sont découpées entre moments collectifs ou en demi-groupes pour les discussions, et en individuel pour le dessin. La discussion entre les enfants reste centrale. Il y a toujours une question principale qui est posée à la communauté de recherche CRP, dispositif inspiré des travaux des chercheur(euse)s Mathew Lipman et Anne Margaret Sharp – et repris par Edwige Chirouter dans ses recherches sur la place de la littérature de jeunesse dans les ateliers philo.
Cette discussion collective présuppose un cadre exigeant et bienveillant, garanti par la posture et l’étayage verbal de l’enseignant(e). Les élèves y développent des habiletés de pensée dont les trois principales sont la problématisation, la conceptualisation, l’argumentation (voir les travaux de Michel Tozzi). L’objectif est de développer une pensée critique, logique, attentive : art de l’écoute, pacification des échanges malgré les divergences ; et créative : analogie, métaphore, nouvelle idée. L’échange se situe entre élaboration collective de la discussion, conceptualisation (définition des mots), métacognition (perception de ses propres connaissances et apprentissages) et retour sur soi et ses idées. D’où l’atelier comme à la fois espace privilégié de développement de l’estime de soi et lieu de confrontation à une pluralité de points de vue.
La philosophie avec les enfants n’est ni une thérapie de groupe ni une leçon de morale déguisée. Les élèves ne cherchent pas en premier lieu à débattre, mais réfléchissent sereinement ensemble pour faire avancer collectivement questionnements et discussions. Il y a toujours une médiation culturelle (littérature de jeunesse, extraits de dessin animé…) qui sert de support aux échanges. Philosopher sans médiation culturelle est très compliqué, surtout pour des jeunes enfants dont le langage et la pensée sont en construction, et qui font peu la différence entre ce qui peut se dire en public (comme ici lors de l’atelier philo) et ce qui doit se dire en privé. La littérature va ainsi permettre qu’un concept soit contextualisé et incarné plutôt par les personnages que par le vécu des enfants eux-mêmes.
L’importance de nourrir culturellement
Le support littéraire permet à la fois l’identification aux personnages, des interprétations multiples qui aiguisent la réflexion mais aussi une mise à distance du vécu. Les enfants ont un espace sécurisant pour penser car ils ne sont pas accaparés par leurs affects et ont, grâce au récit, matière à dire et réfléchir. Concrètement, durant les séances, la discussion va basculer ou faire des allers-retours entre débat interprétatif et débat philosophique. Nourrir les élèves en amont des séances dans ce contexte est absolument nécessaire d’un point de vue démocratique car les apports culturel et linguistique participent et favorisent l’égal accès à la discussion de toutes et tous et la garantie de la « philosophicité » des échanges. Ce travail donne un bagage aux enfants qui leur permet de mieux s’exprimer sur le fond et la forme pendant l’atelier, ou tout simplement d’oser s’exprimer. Cela peut passer par la lecture d’albums sur le thème des discussions, une séance préalable autour d’un champ lexical, une séance de découverte du monde, une promenade en forêt, en ville, dans un musée, etc.… Le dispositif de mise en réseau d’albums et les séances réalisées en amont permettent aussi aux élèves d’avoir plusieurs angles de vue et les aident à problématiser en envisageant la pluralité des réponses et des conceptions possibles. Cette pluralité apporte de la nuance aux échanges, nuance qui manque souvent cruellement dans les échanges politiques ou médiatiques des adultes…
Le cercle : des visages en face-à-face
Concrètement, les élèves sont assis en « U » face au tableau ou en cercle pour se voir les uns et les autres, pouvoir regarder les visages, les gestes, les corps, les réactions de toutes et tous. Cette disposition favorise les interactions et l’empathie. Les enseignantes sont assises avec eux et non en retrait. Elles organisent le temps, l’espace et les échanges, elles reformulent avant de redonner la parole pour assurer un langage compréhensible, donner du vocabulaire et favoriser les interactions.
La valise du philosophe
Plusieurs objets permettent de ritualiser l’entrée dans l’atelier et la clarté cognitive. Ils donnent aux élèves une image de ce qui est attendu d’eux au niveau cognitif. Les différentes règles de l’atelier, mais aussi les habiletés de pensée requises sont matérialisées pour que les enfants s’approprient leur signification. C’est à la fois ludique et sécurisant pour eux, ils s’engagent dans l’activité plus facilement car ils en comprennent les attentes. Voici quelques exemples de la valise de la philosophie :
- Les marionnettes philosophes pour ouvrir la séance ;
- La loupe qui permet aux élèves de comprendre qu’on examine les idées, qu’on s’y arrête, qu’on y passe du temps ;
- Le sablier qui signifie que l’atelier est comme une bulle (une « oasis ») où les enfants ont le temps de réfléchir ;
- Le bâton de parole.
Le tour de parole, la cueillette de questions
La première séance commence souvent par un tour de parole sur la question (« De quoi peut-on avoir peur ? »). Les élèves prennent confiance, exposent sans crainte leurs idées. L’enseignante découvre ainsi leurs représentations initiales. Elle peut aussi noter les questions spontanées. La séquence peut ainsi être réadaptée en fonction. Pour cette première séance, l’enseignante est un peu plus en retrait, elle prend des notes sur les présupposés ou croyances des enfants. Par exemple : « Est-ce que les animaux sont tous gentils ? », « Pourquoi les plantes poussent et nous on pousse pas ? », « Pourquoi on peut ramasser une fleur si ça détruit la nature ? », « Pourquoi on est obligé de grandir ? », « Les cauchemars peuvent-ils être imaginaires et réels aussi ? » ou « Est-ce que de faire des choses bien ça rend beau ? »
La trace écrite pour mémoriser et structurer la pensée
La trace écrite pendant l’atelier, même en grande section où les élèves ne sont pas encore lecteurs, a un rôle très important d’organisation et de structuration des idées. La catégorisation des idées permet un éveil philosophique puisqu’elle met en lumière les distinctions, les questionnements, pour esquisser un premier portrait du concept abordé. Elle permet aussi de prendre de la distance et de se rendre compte plus facilement si la direction des échanges prend un sens unique ou tourne en rond. Les traces élaborées durant les ateliers rendent compte de la pluralité et de la complémentarité des différentes idées des enfants pour faire avancer la problématique. La réflexion avance tout doucement. Les moments philosophiques sont rares, les élèves n’ont que cinq ans, il faut étayer patiemment pour tirer des fils de réflexion et de discussion afin d’accéder à une première conceptualisation, comme faire des distinctions conceptuelles entre la peur, la témérité, le courage.
Le diplôme de philosophie
À la fin de l’année scolaire a lieu une cérémonie de remise des diplômes de philosophe. Tous les enfants de l’école qui ont participé aux ateliers de philosophie se rejoignent dans la salle de motricité où sont affichées toutes les productions écrites de l’année (affiches, dessins). Les classes peuvent ainsi échanger sur les différents thèmes, lectures, questions, réflexions. Les enseignantes remettent individuellement à chaque enfant un diplôme avec la figure de Socrate et le logo de l’Unesco. Ce papier a une valeur uniquement symbolique mais tellement importante en termes de reconnaissance pour les élèves dans leur puissance de pensée, mais aussi pour les familles qui découvrent chez leurs propres enfants des capacités surprenantes à réfléchir sur le monde dans lequel ils grandissent.
Estime de soi, vision critique et vision complexe du monde
C’est avec beaucoup d’ambition et beaucoup d’humilité que les équipes se lancent dans la pratique de la philosophie. Elles le font avec une ferveur militante pour développer chez leurs élèves l’estime de soi, l’esprit critique et une vision du monde plus complexe et nuancée. Les enfants évoluent nettement pendant l’année : ils adoptent un langage « méta » en classe, ils opèrent des transferts des habiletés de pensée lors d’autres séances de classe (littérature, sciences, mathématiques…). Leurs interventions sont de plus en plus fréquentes, et le contenu des dernières séances de l’année de plus en plus complexe. Ils élaborent de premières distinctions conceptuelles. Ils prennent l’habitude de trouver justifications et arguments. Ils ont une aisance à écouter les idées des autres (surtout pour leur âge). Ils mémorisent le contenu des séances, ils en reparlent, s’en servent dans d’autres contextes. On parle de philo à la maison…
La maman de Gabriel, un élève de la classe, témoigne : « Faut pas limiter les enfants, ce sont des portes ouvertes, la philo je suis pour. On peut dire que c’est pour eux. La question qui a le plus marqué mon fils pendant son année de philosophie c’était : « Pour toi, c’est quoi le bonheur. Il la posait à tout le monde. On a fini par lui dire, il n’y a pas que le bonheur, quel est l’autre côté pour continuer à discuter… ».
Les enfants prennent ainsi confiance dans leur capacité à penser. Pour les « petits parleurs » et/ou les élèves en grande difficulté, les observations sont plus modestes mais ils arrivent, par exemple, à s’approprier une idée évoquée par un camarade et la répéter parce qu’elle correspondait à ce qu’il ou elle pensait (leur idée préférée) ou encore à verbaliser une idée retenue lors de la réalisation de la trace écrite individuelle. C’est déjà beaucoup pour ces élèves ! C’est un éveil philosophique. Nous avons tous l’impression qu’ils et elles ont grandi plus vite, que le fait de penser et de travailler sur leur pensée les a transformés.
La création d’un espace pour penser, la considération de leur parole et de leurs idées, la valorisation des ateliers philo ne peuvent que leur permettre de prendre confiance en eux, et développer un sentiment de fierté pour leur famille. La pratique même est marquante pour les enfants. Certains plus grands de l’école parlent encore d’une séquence sur le bonheur que nous avons vécue ensemble, il y a deux ans !
En 2023, en plus de l’exposition de fin d’année, les enfants ont participé à la réalisation d’un podcast : ils sont allés poser leurs questions philo aux habitants du quartier, à d’autres élèves, à Edwige Chirouter qui est venue huit fois dans l’année pour assister aux ateliers et accompagner l’équipe pédagogique, à des parents et à leurs maîtresses. C’était un moment extrêmement fort parce qu’ils étaient tellement contents et fiers d’aller poser leurs questions, mais aussi de défendre le fait qu’ils faisaient et aimaient la philo ! Écoutez-les :
https://audioblog.arteradio.com/blog/179125/podcast/207817/les-petits-philosophes
*Par Émilie Dalle, conseillère pédagogique (Sarcelles) et Edwige Chirouter, professeure des universités (Nantes-Université), titulaire de la chaire Unesco sur la philosophie avec les enfants.
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Ressources
- Blond-Rzewuski Olivier (coord.), Pourquoi et comment philosopher avec des enfants ?, Hatier, 2018.
- Chirouter Edwige (dir.), La Philosophie avec les enfants : un paradigme pour l’émancipation, la reconnaissance et la résonance », Raison Publique, 2022.
- Tozzi Michel (coord.), L’Éveil de la pensée réflexive à l’école primaire, CNDP, Hachette Éducation, 2001.
Notes
[1] « La philosophie est une forme enfantine de relation au monde, » in Chirouter E. (dir.) (2022). La philosophie avec les enfants : un paradigme pour l’émancipation, la reconnaissance et la résonnance » Raison Publique, p. 186.
[2] https://inspe.univ-nantes.fr/notre-offre-de-formation/developper-une-expertise-educative/en-animation-dateliers-philosophiques
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