Philosophie. Chronique no 10.
Lire, penser, discuter ensemble :
des oasis de pensée à l’école
Par Edwige Chirouter et Caroline Gardon
Mettre en place des ateliers de philosophie dès la maternelle permet aux élèves de décélérer, de prendre le temps de réfléchir ensemble, d’instaurer un rapport réflexif avec la littérature. Ces réflexes serviront toute la scolarité à organiser sa pensée, la rendre plus subtile, avec un vocabulaire, une interprétation et une pensée critique affinés.
Par Edwige Chirouter et Caroline Gardon*
Kafka écrivait : « On ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un bon coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous[1]. » Cette expérience de la littérature, – qui ressemble beaucoup à la philosophie à « coup de marteau » prônée par Nietzsche (attention le petit et délicat marteau de réflexes qui vérifie la vivacité de nos sens, pas le gourdin qui assomme !) – est possible et nécessaire dès les premières années de la vie, dès l’école maternelle. L’enfant s’étonne, se questionne, et ses questions (souvent bien dérangeantes pour les adultes…) sont existentielles, intemporelles et universelles : « Est-ce qu’il faut être gentil avec tout le monde ? » ; « À quoi servent les interdits ? » ; « Est-ce qu’il faut toujours dire la vérité ? » ; « Ça veut dire quoi être mort ? »
La mise en place d’ateliers de philosophie dès la maternelle permet aux élèves de décélérer, de prendre le temps de réfléchir ensemble, d’instaurer un rapport réflexif avec la littérature, d’apprendre à penser avec les œuvres et avec les autres. Ces ateliers créent alors dans la classe des oasis de pensée[2], des temps suspendus dans le rythme effréné des journées d’école.
Les enjeux pour les élèves
Grâce à un étayage exigeant, bienveillant et patient de l’enseignant(e), l’enfant va progressivement apprendre dans ces ateliers à développer sa pensée et la confronter à celle des autres. Assis en cercle – dans un face-à-face où toutes et tous sont à égalité dans le droit de s’exprimer –, les enfants vont pouvoir, chacun à son rythme, s’affirmer, prendre confiance en soi, découvrir leur puissance de pensée, se sentir grandir. Ils y découvrent aussi le plaisir de douter, de chercher, de parfois changer d’avis, de comprendre, de donner sens au monde. Ils progressent ainsi dans la maîtrise du langage, dans l’audace de donner publiquement son avis sans risquer d’être rabroué. Et cette maîtrise des mots, de la parole, donne une plus grande prise sur le monde : organiser sa pensée, la rendre plus subtile, acquérir un vocabulaire plus précis, se faire comprendre des autres et développer des compétences interprétatives et des habiletés de pensée critique.
Les enjeux pour la classe et pour l’école
Quand un enseignant décide de mettre en place des ateliers dans sa classe, il ou elle se rend vite compte que ces moments innervent toute sa pratique. Plus que de simples moments philosophiques ponctuels déconnectés des autres apprentissages, il s’agit plutôt de repenser l’école comme une école philosophique[3] dans laquelle la démarche de recherche et la coopération intellectuelle sont au centre de la vie en collectivité.
Le groupe classe devient une communauté de recherche philosophique[4] basée à la fois sur une démarche scientifique rigoureuse (construire des problèmes, faire des hypothèses, justifier, délibérer, synthétiser les idées), mais également sur des règles d’échanges démocratiques (le respect et l’égalité dans la prise de parole, l’écoute, la coopération intellectuelle).
C’est au quotidien qu’il faut oser questionner le rapport au savoir, lui donner du sens, permettre à toutes et tous de s’impliquer pour sortir d’une transmission autoritaire et verticale. De même que trente minutes de « cours d’empathie » déconnectées d’un fonctionnement véritablement égalitaire, bienveillant et fraternel au quotidien dans l’école, ne servent à rien, la philosophie prend tout son sens quand elle insuffle au quotidien le rapport au savoir et au collectif. Philosopher dès la maternelle permet de cultiver la curiosité des élèves dans toutes les disciplines.
La philosophie avec les enfants offre le modèle d’une pédagogie globale, basée sur l’éthique du « care », du sens et de la coopération afin de donner à toutes et tous un bagage intellectuel véritablement émancipateur. « Remettre en route la machine à penser est une priorité dans la lutte contre l’échec scolaire[5]. », défend le psychopédagogue Serge Boimare. L’atelier de philosophie – par son éthique de relation à l’enfant et son dispositif profondément coopératif – est un des leviers possibles contre la peur d’apprendre et l’empêchement de penser.
Les enjeux pour la société
Face aux multiples crises du monde actuel, il est essentiel d’encourager les enfants à s’interroger le plus tôt possible sur la société qui les entoure et dans laquelle ils grandissent, sur les normes et modèles existants pour comprendre leurs nécessités, mais aussi leurs limites.
Il faut donc cultiver tôt la pensée autonome et l’esprit critique de chaque enfant, futur adolescent, futur adulte, futur citoyen, leur apprendre à analyser, remettre en cause, justifier les informations qui affluent de toute part dans notre société ultra connectée, afin de lutter contre le relativisme, le dogmatisme et la démagogie.
Philosopher dès la maternelle, c’est enfin permettre à chaque enfant d’apprendre à penser sans distinction sociale ou culturelle, de s’ouvrir aux autres, aux autres visions du monde, aux autres cultures. Bien sûr, tout cela se construit progressivement, sans brusquer, mais la pensée critique, l’attention aux autres, la coopération sont des habitudes à prendre très tôt pour que ces habilités intellectuelles et qualités humaines soient véritablement appropriées, incorporées chez chacun et chacune.
La littérature, une médiation indispensable
La littérature (de jeunesse) permet de vivre des expériences, de se projeter dans un monde fictif aux possibilités infinies, sans se mettre affectivement en danger. La fiction permet une mise à distance de l’expérience personnelle : dans les ateliers de philosophie, ce n’est pas l’enfant directement qui est confronté à la question de la mort, de la méchanceté ou de l’injustice, mais le héros de l’histoire. L’enfant se décentre alors de son vécu, de son intimité, la met à bonne distance affective. Ainsi vêtu du costume protecteur des personnages, il ou elle peut alors oser penser devant et avec les autres.
L’album L’Éphémère, de Stéphane Sénégas (l’école des loisirs), par exemple, aborde la mort avec beaucoup de douceur et d’intelligence. C’est la connaissance de l’inexorable cycle de la vie et de la mort qui peut donner à l’existence toute sa saveur : « Comment pleinement profiter du temps présent ? » « Qu’est-ce qu’une vie réussie ? » La conscience de notre mortalité ouvre à une réflexion sur le bonheur et le sens de la vie.
La littérature de jeunesse facilite l’accès à la pensée philosophique en prenant en compte les questions profondes des enfants. Professeure de littérature à l’université du Mans, Nathalie Prince souligne toutefois qu’il ne s’agit pas de tordre le texte pour lui faire dire un message philosophique (le livre utilitaire ou prétexte), mais de permettre aux récits « d’offrir un terrain de jeu où toutes les audaces sont possibles[6]. » Les expériences multiples et communes vécues à travers la lecture d’une histoire permettent aux enfants de penser de façon plus globale, distanciée et complexe.
Les albums rendent également possible le développement d’une culture littéraire commune aux élèves de la classe. Cette culture commune est une occasion de développer l’expérience au monde : pour soi et avec les autres, en prenant appui sur l’intelligence sensible et l’imaginaire. Comme le souligne Serge Boimare : « Avant de cultiver la différence, il faut construire un fond commun qui rassemble, sur lequel doivent s’appuyer toutes les activités d’apprentissages […] Si nous voulons que tous les élèves se sentent concernés par l’activité de la classe, enrichissons d’abord le terrain sur lequel nous voulons semer[7]. »
Le choix des albums pour les ateliers de philosophie est essentiel. Heureusement, la littérature de jeunesse contemporaine regorge de pépites pleines de poésie et d’intelligence qui abordent avec subtilité et malice de grandes questions philosophiques comme la justice, l’amour, le bonheur, la mort sans transmettre verticalement une morale figée et arbitraire.
Comment choisir les albums ?
Trois critères peuvent être mis en avant dans le choix des albums :
- Critères relatifs à la classe d’âge maternelle
Il est tout d’abord important de choisir des albums adaptés à la maternelle en termes de longueur, de vocabulaire mais également de contenu. L’album doit être en lien avec les préoccupations de leur âge afin de faire écho à leur vie sans solliciter leur intimité. L’identification aux personnages sera facilitée et les enfants pourront vivre par procuration les problèmes et les dilemmes rencontrés dans l’histoire. C’est à partir de ces situations qu’ils vivront des expériences de pensée riches en questionnements philosophiques : « Le personnage a-t-il eu raison ou tort ? » « Est-ce qu’il a fait un bon choix ? » Ces questionnements font écho à la vie de l’enfant mais dans une bonne distance affective.
Exemple : dans l’album Dessine-moi un petit prince[8], de Michel Van Zeveren, Petit Mouton est à l’école maternelle, il apprend à dessiner et doute de ses capacités, il a peur de se tromper. A-t-il raison de douter autant de lui ? Et puis, c’est quoi un « beau dessin » ? Et est-ce possible de grandir sans se tromper et commettre des erreurs ? Et comment faire avec le regard des autres ?
- Critères de littérarité
Ce n’est pas parce que les élèves sont en maternelle que les œuvres doivent être dénuées de toute complexité. L’école doit se montrer très exigeante dans le choix des albums proposés, surtout face à l’industrialisation de la littérature[9] : le corpus doit présenter des auteurs, des illustrateurs et des modes de narration variés pour enrichir la culture littéraire et permettre à l’enfant de construire ses goûts et sa « bibliothèque mentale », selon l’expression d’Umberto Ecco.
Les histoires se déploient grâce à un vocabulaire précis et poétique, les textes et les illustrations suscitent des interprétations multiples. Les albums sont complexes, résistants, avec des jeux intertextuels, des doubles lectures, des implicites ou qui jouent sur la matérialité du livre. L’enfant a besoin de tous types de littérature : celle qui divertit, qui informe, qui documente, qui instruit, mais aussi celle qui bouleverse (la hache de Kafka !). L’Éducation nationale publie d’ailleurs des listes de références d’œuvres jeunesse par cycle, qui peuvent orienter les choix des enseignants[10].
- Critères liés à la philosophicité : la fonction réflexive
Portés par ces critères de littérarité, les albums doivent être aussi porteurs de sens. Ils sont choisis selon le concept philosophique travaillé dans l’atelier (la peur, la liberté, l’amitié, etc.). Ils doivent inviter à la réflexion et à l’échange, stimuler l’imagination, aborder de différentes manières les problématiques sous-jacentes aux questions posées afin d’en saisir tous les enjeux et la complexité. Les histoires permettent de vivre des expériences et d’enrichir la discussion avec malice et subtilité, sans l’orienter dans une seule direction.
Par exemple, sur la question du mensonge, on peut lire à la fois des histoires qui suggèrent que le mensonge fait perdre la confiance des autres (comme dans la fable « Le garçon qui criait au loup ») ou représente au contraire parfois un moindre mal nécessaire pour éviter des conséquences néfastes (comme dans Blanche-Neige quand le chasseur ment à la reine pour protéger l’héroïne…)
Il s’agit ainsi d’éviter les albums qui transmettent des valeurs trop explicites assises sur une morale figée et verticale sans susciter de questionnements. La littérature doit interroger, bouleverser, déconstruire, donner des (petits) coup de marteaux, mais aussi reconstruire et ouvrir des pistes afin de développer une meilleure compréhension de soi, des autres, du monde. La place de l’implicite dans le texte et, ou dans l’image permet à l’enfant de développer un travail d’investigation, puis d’interprétation, et de réflexion. Ce travail prend forme aussi bien à l’oral qu’à l’écrit. Un moment de dessin individuel est toujours nécessaire lors des ateliers de philosophie pour laisser à toutes et à tous le loisir d’exprimer sereinement leur pensée. L’atelier de philosophie n’est pas un atelier de parole libre mais de construction de la pensée : certains enfants sont plus à l’aise à l’écrit, dans le dessin, pour donner un avis, un exemple, ou proposer une idée.
Exemple : Dans Disparais !, de Michael Escoffier et Matthieu Maudet (l’école des loisirs), Charlotte fait disparaitre ses parents pendant une journée et peut enfin faire tout ce qu’elle veut. Cet album est l’occasion d’une belle expérience de pensée sur la liberté et la fonction des interdits…
Travail proposé : « Dessine ce que tu ferais si tu étais libre de faire tout ce que tu veux, pendant une journée. »
Dessin et dictée à l’adulte de Maddy, 4 ans et demi. « Je toucherais un crocodile car d’habitude maman ne veut pas. »
Lors des ateliers, au fil de la lecture des histoires, les élèves proposent ainsi à l’oral ou à l’écrit leurs hypothèses autour des interprétations possibles, ils se mettent à la place des personnages pour interroger leurs motivations et évaluer leurs choix. Puis, la discussion aborde la portée philosophique du récit et les enfants peuvent réfléchir collectivement sur la ou les grandes questions soulevées : « Faut-il toujours obéir ? », « Qu’est-ce qu’un ami ? », « Y a-t-il de bonnes raisons d’être en colère ? », « C’est quoi le bonheur ? »
Enfin, au-delà de tous ces critères de choix des albums, l’importance pour l’enseignant ou l’enseignante reste de sélectionner des albums qu’il ou elle aime ! Nous ne lisons pas de la même manière un album qui nous a conquis qu’un album dont les limites nous paraissent trop évidentes. Il s’agit de partager une rencontre avec le livre et donc avant tout un moment de joie et de plaisir, un moment qui se doit d’être, selon le mot de Montaigne, « folâtre »[11] pour tous et toutes et à tous les âges de la vie.
E. C. et C. G.
*Edwige Chirouter est professeure à Nantes-Université, titulaire de la Chaire Unesco sur la philosophie avec les enfants. Caroline Gardon est professeure des écoles dans les Hautes-Alpes (05).
Notes
[1] Franz Kafka, « Lettre à Oskar Pollak, 27 janvier 1904 », dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1984.
[2] Hannah Arendt, La Vie de l’esprit : la pensée, le vouloir, PUF, 2013.
[3] Edwige Chirouter, Nouveaux ateliers de philosophie à partir d’albums et autres fictions, Hachette Education, 2022, p.36
[4] Lipman Matthew, A l’école de la pensée, De Boeck Université, 1995
[5] Serge Boimare, Ces enfants empêchés de penser, Dunod, 2019, p.12
[6] Edwige Chirouter et Nathalie Prince (dir), Philosophie (avec les enfants) et littérature (de jeunesse). Lumières de la fiction, Raison Publique, 2019, p. 22.
[7] Serge Boimare, Ces enfants empêchés de penser, Dunod, 2019, p. 166.
[8] Michel Van Zeveren, Dessine-moi un petit prince, l’école des loisirs, 2017.
[9] Prince Nathalie, La littérature de jeunesse, Armand Colin, 2021 p. 43, citant Georg Lukàcs.
[10] https://eduscol.education.fr/114/lectures-l-ecole-des-listes-de-reference
[11] Parlant de la philosophie, et déplorant qu’elle soit inaccessible aux enfants, Montaigne déclare : « Il n’est rien de plus gai, de plus gaillard, de plus enjoué, pour un peu je dirais de plus folâtre. Elle ne prêche que fête et bon temps. Une mine triste et transie montre que ce n’est pas là son gîte. ». De l’institution des enfants, Mille et une nuits, 2002, p. 36.
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