Photographie et société, de Dorothea Lange à la Bourse du talent


Dorothea Lange, « Migrant Mother », Nipomo, California, 1936 © The Dorothea Lange Collection, the Oakland Museum of California, City of Oakland. Gift of Paul S. Taylor

L’exposition « Dorothea Lange. Politiques du visible », qui se déroule jusqu’au 27 janvier au musée du Jeu de Paume, à Paris, est en résonance avec l’actualité : récession économique, déclassement social, migration économique, déplacement de populations, accompagnement de ces mutations par l’État.
Elle permet de découvrir la démarche de la photographe qui, en découvrant dans les rues de San Francisco les ravages sociaux que provoque la récession, décide d’abandonner son activité de portraitiste de studio et de photographier les chômeurs sans abri et les manifestants.
Elle sera ensuite engagée par la Farm Security Administration (FSA) et parcourra les États-Unis pour documenter par la photographie la pauvreté et ses conséquences dans les régions rurales – comme le fera Steinbeck, qui lui écrira une lettre admirative, avec son roman Les Raisins de la colère.

« Politiques du visible »

Il en résultera la photo-icone Migrant Mother, emblématique de cette époque. L’exposition montre le travail de la photographe qui a effectué sept prises de vue de la famille de Florence Owens Thompson avec différents cadrages, comme elle le fait de nombreuses autres familles, et permet de voir comment elle a combiné ses compétences de photographe avec une sensibilité citoyenne :

« Elle était assise là, sous cette tente à un pan, ses enfants blottis contre elle, et semblait savoir que mes photographies pourraient l’aider, et c’est pourquoi elle m’a aidée. Il y avait comme une sorte d’égalité. »

Après avoir abordé l’agriculture industrialisée, elle s’intéressera au devenir de ces migrants saisonniers  qui vont finir par contribuer à l’effort de guerre dans les zones urbaines des industries militaires et navales de la baie de San Francisco, Cet effort de guerre a pour conséquence de transformer la ville : augmentation de 53 % de sa population devenue multiethnique en trois ans. Lange aborde aussi l’isolement et la solitude, notamment celle des Afro-Américains victimes du racisme.

« Déracinés/Enracinés »

Comme chaque année, la BNF  présente l’exposition de la « Bourse du talent » (« Déracinés / Enracinés » jusqu’au 3 mars 2019 sur le site François-Mitterrand).
On retrouve les thèmes du déracinement, de la marginalisation sociale et ethnique. Citons par exemple le travail de  Nicole Peskine, Gens en marche :

«Je photographie des gens, hommes, femmes, enfants anonymes, qui défilent pour la justice, l’égalité, la défense de leurs droits, chacun à sa manière, à sa fantaisie, avec joie, gravité, humour, imagination. »

et celui de Pierre Faure, La France périphérique :

« Depuis 2015 je documente la montée de la pauvreté en France, en privilégiant les zones rurales et péri-urbaines. Ce travail a pour but de rendre visibles et concrètes les conditions de vie d’une partie de nos compatriotes ».

On n’insistera pas sur les rapports avec l’actualité sociale et politique française mais il serait intéressant de s’interroger sur la visibilité et la médiatisation du travail de ces photographes.
Soit-dit en passant, la très intéressante exposition consacrée par la BnF aux Nadar, montre comment la photographie à ses débuts était un art de et pour les élites.
Mais revenons-en à Dorothea Lange, toujours prête à montrer la dignité de personnes en détresse. En mars 1942, le gouvernement américain ordonne l’internement de plus de 110 000 Américains d’origine japonaise résidant dans les zones militaires de la côte du Pacifique. Chargée par la War Relocation Authority de couvrir le déroulement des opérations de déplacement de ces populations, Lange va s’impliquer avec toute sa sensibilité et sa compassion :

« Nous avons une maladie. C’est la discrimination et la haine duJaponais. En travaillant sur ce sujet, j’ai vécu une expérience que je n’oublierai jamais ; elle m’a beaucoup appris, même si mon travail n’a servi à rien. »

En effet,  ses photos seront classées « archives militaires » et ne réapparaîtront qu’en 2006.
L’émigration japonaise aux USA est relatée dans un magnifique roman Certaines n’avaient jamais vu la mer, de Julie Otsuka. Le  metteur en scène directeur de La Comédie de Valence Richard Brunel, touché par ce drame, l’a adapté au théâtre :

« Ces Japonaises ont tout abandonné au début du XXe siècle pour épouser aux États-Unis, sur la foi d’un portrait, un inconnu. Elles découvrent, en arrivant, le mensonge, l’imposture, le viol, le dur labeur dans les champs ou chez de riches Américaines. Désillusion, désespoir, résignation, loin de leur pays, loin de leur langue. Elles tentent de survivre et de s’adapter, mettant au monde des enfants qui contrairement à elles sont américains, se comportent comme tels, étrangers à leur culture d’origine. Et puis survient Pearl Harbour. Chœur vibrant, leurs voix s’élèvent pour raconter l’exil : la nuit de noce, les journées aux champs, la langue revêche, l’humiliation, les joies aussi. Puis le silence de la guerre. Et l’oubli. Derrière le nous collectif, derrière le chœur apparent, c’est en réalité une choralité qui se déploie, celle de multiples individus dotés de noms, de micro-histoires, toutes différentes, toutes passionnantes. C’est cela qui m’intéresse, cette parole donnée aux invisibles et aux oubliés. »

Dans le cadre de leur programme de français, des élèves de Terminale pro du lycée Montesquieu de Valence vont découvrir prochainement cette pièce.

Daniel Salles

Sitographie
Dossier documentaire consacré à Dorothea Lange.
Le New Deal et la photographie.
Les photographies d’Américains d’origine japonaise de Dorothea Lange sur le site de la Bibliothèque du Congrès.

« Pièces démontées » : « Certaines n’avaient jamais vu la mer », de Julie Otsuka.
« Déracinés / Enracinés », Bourse du talent 2018.

Daniel Salles
Daniel Salles

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