Photographie : « Plossu Paris », textes d’Isabelle Huppert, Bernard Plossu et Brigitte Ollier
« Où vont les ballons,
Les ballons rouges et ronds… »
Plossu Paris : le titre adopté par les Éditions Marval pour la « rétrospective parisienne » – l’expression semble devoir s’imposer en l’occurrence pour un tel ouvrage – de Bernard Plossu est en soi un hommage à un grand photographe en même temps qu’à une ville.
On ne compte plus les livres qui ont été consacrés par les grands artistes de l’image fixe à notre capitale, du Paris de nuit de Brassaï au Paris à vue d’œil où danse Cartier-Bresson, en passant par Doisneau Paris, Paris Ronis et Elliott Erwitt’s Paris, et pourtant Plossu Paris reste un étonnement constant.
Un parfum d’enfance
Est-ce par ironie que ce titre a été donné à ce fort volume de presque 450 pages ? La Ville lumière serait-elle, pour lui qui est né au Vietnam, une simple étape dans le cheminement d’une existence ? Non, Paris est bien la ville, nous dit-il dans un texte préliminaire, qu’il habita enfant, et a fortiori l’adolescence venue. Elle restera, la jeunesse passée, la ville de l’entre-deux voyages. Sans jamais que s’estompe dans nombre de ses images un parfum d’enfance. Aussi sera-t-il permis de regretter que sa photo aux ballons – Place de l’Étoile, Paris 8e, 1954 (il a alors neuf ans et c’est son premier cliché, et il est en couleur !) – que cette photo magnifique, un temps choisie pour constituer la couverture de l’ouvrage, ne l’ait pas été pour finir.
Mais elle figure dans le livre, dès la page 6, c’est l’essentiel. Et puis, reconnaissons que cette nappe blanche dans la pénombre de La Coupole est une merveille digne de figurer, précisément, pour la couverture sombre d’un livre dont le dos et la quatrième sont opportunément gris (Bernard Plossu a coutume de dire que, dans les tirages les plus réussis de ses photos noir et blanc, le gris constitue à ses yeux la couleur – dont les nuances conditionnent la qualité).
Lectrice et lecteur retrouveront comme tout un chacun et moi beaucoup de leurs propres errances et attaches parisiennes dans ce Paris-là : le Train Bleu, Saint-Sulpice, la rue Hippolyte-Maindron (souvenir de Giacometti, avec le Restaurant Bleu pas loin, justement, où l’on trouvait le meilleur aligot servi à Paris), la rue de Rivoli, les Buttes-Chaumont, Jacquemart-André, etc. Et aussi ce qui ressemble à la bouche du métro Saint-Paul je crois, page 311, mais chacun – insistons sur ce point – choisira sa rue natale, celle où il est né à Paris et à l’idée qu’il se fait d’elle, sa vue de Paris préférée, que l’on y soit né ou que l’on en ait fait sa cité d’adoption.
On y retrouve au fil des pages l’envie irrépressible d’y marcher à nouveau, de parcourir encore et encore les rues de cette ville inépuisable. On y retrouvera, et ce n’est pas une mince surprise, jusque dans les photos les plus récentes présentées ici, les villages qui la composent, villages d’une capitale bien peu capitale. Une ville où l’on vit, et peut vivre encore. Le contraire d’une ville saisie dans sa modernité la plus criante (et criarde, façon années Pompidou – comme telle affiche pour les collants Dim de 1970 page 339). S’arrêter, quelle que soit l’heure, au Café Panis, quai Montebello et page 231 en 2014 (et même si Bernard Plossu préfère y prendre le petit déjeuner, ainsi qu’il l’écrit dans son avant-propos).
Des histoires d’un autre temps
La surprise de l’ouvrage vient surtout du fait qu’il y a énormément de photos récentes, et paradoxalement, ce sont les plus intemporelles – comme si l’œil de Bernard Plossu avait appris avec le temps à ne plus voir que le Paris qui traverse le temps (boulevard du Montparnasse, Roger-Viollet, le Train Bleu encore et toujours, La Coupole, le Sacré-Cœur, place des Vosges, le parc Montsouris, les Buttes-Chaumont, rue du Mont-Cenis, le Gibus, Terminus Nord, et tant d’autres…). Qui traverse le temps en dehors des clous, comme il se doit. En cela, voilà bien un livre optimiste, j’entends par là plus humain et habité (même lorsqu’il s’agit de bâtiments sans visiteurs ou habitants) que bien d’autres sur la capitale.
Sensation étrange : on peut être décontenancé d’abord par le fait que les époques se mélangent au fil des pages, mais en fait les plus datés (entendons par là : les plus datables) de tous ces clichés sont et seront à jamais les plus anciens, non parce qu’ils sont anciens, mais parce qu’ils recèlent des indices de leur temps bien à eux. Souvent des voitures (même si une estafette Renault rue de Sèvres en 1993 et page 176 apparaît déjà bien décalée, comme le tub Citroën en vis-à-vis page 177 raconte une histoire d’un autre temps aux murs du cimetière Montparnasse), souvent les corps et leur posture (Bois de Boulogne, page 49, ou bien les deux enfants de 1967), ou bien encore le métro Bastille de la page 403 parce qu’il a été refait depuis aux couleurs chromo émaillé d’une Révolution française de pacotille.
Mais foin de l’Histoire et de vertu documentaire, Plossu Paris est surtout un beau livre dans lequel on se plonge aussitôt qu’on l’a ouvert, et pas toujours en commençant par le début. Les femmes ont des jambes immenses (pages 116, 174, 394), et des regards complices et tendres (sublime page 47, l’une des plus belles du livre). Séquence oiseaux, séquence motocyclettes, séquence bagnoles, séquence quais et bouquinistes, séquence Père-Lachaise et musées, séquence arbres, séquence cafés, séquence périphérique : séquences de deux à six ou huit pages. Les clichés sont rarement isolés : très souvent ils se répondent côte à côte, et alors on embrasse en deux photos un seul paysage mental…
Ce n’est pas là le moindre mérite de leur auteur, qui se dit cinégraphe. On saute ainsi d’une image à l’autre, comme dans la vision que peuvent imprimer dans nos rétines les plus belles manifestations du cinématographe en noir et blanc. Car le cinéma est partout dans ces pages, que ce soit à travers le mouvement des corps des marcheuses des pages 212-213 ou 216-217 ou dans la courbe que dessine le motocycliste de la page 214. Certaines « vues du ciel » rappellent d’autres clichés et d’autres voyages du cinégraphe plongeant son regard vers la vie qui court à travers les rues des villes du monde entier (Le Voyage mexicain, 1965-1966 ; Le Désert africain, 1987 ; Western Colors, 2015, et autres échappées américaines).
Un regard à hauteur d’homme
Rien à prouver, juste à éprouver : cette rétrospective parisienne de Bernard Plossu, avec ses photos prises sur toute une vie, ne prétend pas documenter la ville que nous avons connue ou connaissons aujourd’hui. Juste un regard, à hauteur d’homme. Avec, comme souvent dans son œuvre abondante, la juste distance que donne l’usage (cartier)bressonien du 50 mm – l’objectif qui est le plus proche de notre vision commune, l’objectif qui justement ne nous rapproche en rien du sujet mais sans nous en éloigner pour autant.
Nous restons ainsi, spectateurs de notre propre vie, à distance respectueuse du motif. C’est vous, c’est nous, c’est toi et c’est moi, qui figurons sur ces photos, qui sommes les figurants – chacun à notre tour – dans le regard des autres. Mais faire le portrait de Paris, n’es-ce pas toujours faire son autoportrait ? Ainsi, nous, lecteurs et lectrices qui ferons notre chemin à travers les pages de Plossu Paris, au hasard ou pas à pas, nous dessinerons alors une autre géographie du regard, chacun imprimant ses préférences, sa propre mise en scène à cet album, et jusqu’à ses propres références. Ainsi le pigeon de la page 202 boit-il sur le trottoir non loin du 198 rue de Rivoli où habitaient Martine Franck et Cartier-Bresson (que voilà encore, mais c’est de mon fait, regardeur parmi mille autres regardeurs).
Ainsi, pour finir, ou pour commencer, on tombera amoureux de ce dos de femme, boulevard Haussmann en 2016 (pages 228-229), ou l’on trouvera dans les tirages Fresson au début du livre un peu des couleurs du Paris d’Atget, ou l’on n’oubliera pas – pour cent autres raisons qui sont les nôtres, au plus profond – cette photo d’Alain Dister et de l’oiseau qui le couronne (non, cette fois, c’est à vous de trouver la page), ou encore celle de tel passant ou passante capitale.
« …Jusqu’au Mexique, en Afrique, / En Amérique ils s’en vont » (Eddie Marnay, Michel Legrand, 1969).
Robert Briatte
• « Plossu Paris », textes d’Isabelle Huppert, Bernard Plossu et Brigitte Ollier, Éditions Marval-Rue Visconti, 2018, 448 p.