Pierre Daix, "Aragon retrouvé (1916-1927)"
Pierre Daix, qui nous a quittés à la fin de l’année dernière, nous laisse un nombre considérable de livres (plus de soixante-dix) dont, parmi ses nombreux essais, plusieurs consacrés à deux créateurs importants du XXe siècle qu’il a personnellement bien connus, Pablo Picasso et Louis Aragon.
Son ultime ouvrage, à partir d’un manuscrit achevé à la veille de sa mort, porte sur l’écrivain et vient compléter la solide biographie publiée en 1975, reprise et augmentée à deux reprises (1994 et 2004) et complétée, il y a peu (2009), par Aragon avant Elsa.
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« Aragon avant Elsa »
Cette apostille posthume n’est pas à prendre à la légère, car elle nous éclaire sur une période essentielle de la formation du futur directeur des Lettres françaises. Daix décide d’y revenir car il a été alerté par la publication, en 2011, par les soins de Lionel Follet, de la correspondance entre Aragon et Breton concernant les années 1918-1931.
« Mes travaux, écrit l’essayiste avec honnêteté, sont à remettre en chantier, tant sur les points cruciaux de l’histoire de sa jeunesse et de ses premières amours que sur ce qu’Aragon en a reconstruit et transformé. »
La première reconsidération concerne la relation entre les deux jeunes poètes qui seront à l’origine du surréalisme. Aragon est fasciné par son aîné, lui exprimant de manière lyrique un amour inconditionnel et la douleur d’être séparé de lui. Car au début de 1918, dans sa vingtième année, le jeune Aragon s’est porté volontaire pour aller au front – alors qu’en tant qu’étudiant en médecine il pouvait échapper aux combats.
Suivra une chronique de guerre adressée à Breton, prudemment resté à Paris, où il est fait mention, comme distraitement, de la bataille du Chemin des Dames, de la mort frôlée en Argonne et de la croix de guerre que le soldat évoque sans forfanterie.
Un engagement dans la guerre source d’identité
Ce conflit semble combler les attentes d’Aragon ainsi qu’il l’avoue dans une lettre : « Je n’ai jamais été si heureux. » L’engagement lui a donné une identité, puisque son père légitime, l’homme politique Louis Andrieux, a souhaité reconnaître son fils dans ce courageux poilu qui pourrait donner sa vie à la patrie.
Le jeune écrivain, lui, au cœur de la mitraille, s’est lancé dans la rédaction de son premier livre, Anicet ou le panorama, dont le titre complet aurait dû faire apparaître la mention générique « roman ». Cette concession à la littérature romanesque indispose Breton qui, s’il n’a pas encore prononcé sa brutale condamnation du genre, le juge déjà indigne des nouveaux poètes et peu susceptible, comme il le souhaite, de « tuer l’art ».
La brouille est imminente. Elle viendra avec la démobilisation, en juin 1919, quand Aragon constate amèrement l’infidélité de son complice et ami qui a choisi de signer avec un autre, Philippe Soupault, la première œuvre rédigée sous forme d’écriture automatique, Les Champs magnétiques. L’amitié, déjà entamée, ne survivra pas, dans les années suivantes, aux choix politiques de l’un et de l’autre.
Amitiés de jeunesse : Aragon et Drieu la Rochelle
Une autre direction du livre, tout aussi passionnante, nous propose de revenir sur une deuxième amitié de jeunesse, avec un autre écrivain dont Aragon se sent proche, Pierre Drieu la Rochelle, qui a partagé avec lui l’expérience de la guerre.
Les deux hommes affichent la même élégance, le même succès auprès des femmes, le même goût des sorties nocturnes dans les bars à la mode ou au bordel. Drieu, par son mariage avec Colette Jéramec, dispose d’une bourse bien garnie et en fait profiter ses amis. Le Libertinage, un des premiers livres d’Aragon, lui est dédié, et le futur auteur de Gilles donne un compte rendu élogieux de la première version du Paysan de Paris.
Une femme va les séparer, la belle et riche américaine Eyre de Lanux. Elle est mariée à un diplomate, elle exerce avec talent le métier de décoratrice et elle hésite entre ces deux dandys parisiens promis à un bel avenir littéraire. Drieu, « homme couvert de femmes », pardonne au rival heureux, mais lui reproche ce qu’il nomme une « certaine théologie », c’est-à-dire la forme de dogmatisme imposé par le groupe surréaliste. Il prendra ses distances avant de choisir, à partir des années trente, une idéologie opposée et suicidaire.
D’autres révélations ou rappels émaillent ce livre parfaitement documenté, écrit avec empathie mais sans complaisance. Il nous permet, outre de « retrouver » Aragon et d’apprécier une dernière fois les fines analyses de Pierre Daix, de nous replonger dans la période de l’immédiate après-guerre, à un moment où de jeunes artistes, lecteurs de Rimbaud et de Lautréamont, vont réussir, faute de révolutionner le monde ou de changer la vie, à orienter la littérature vers des voies novatrices.
Yves Stalloni
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• Pierre Daix, « Aragon retrouvé (1916-1927) », Tallandier, 2015, 233 p.
• « Aragon, la confusion des genres », de Daniel Bougnoux, par Yves Stalloni.
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