"Poussière", de Lars Norén à la Comédie-Française, une méditation sur la vie
Poussière, création de Lars Norén à la Comédie-Française et pour la troupe de la Comédie-Française, permet de comprendre nettement la différence entre l’œuvre littéraire et le simple reportage, entre le théâtre et le document, entre un homme de lettres et un homme des médias.
Le sujet de la pièce est la vieillesse et la mort, thème ô combien « sociétal », mais ici pas de maison de retraite, de vieillards malades et séniles, de personnel débordé, de maltraitance et de solitude, mais une méditation profonde sur la vie et la mort qui l’achève : les plus grands maux, les plus grandes blessures du temps affectent l’âme, plus encore que le corps. On est plus près du Roi se meurt de Ionesco que d’un magazine d’enquête et d’information. On se confronte à un grand texte écrit pour de grands acteurs.
Onze personnes, hommes et femmes se retrouvent pour la dernière fois dans un hôtel au bord de la mer, fréquenté tous les étés depuis des années ; mais l’hôtel est grisâtre, délabré, en ruine, à l’image des habitués, chancelants, l’un d’eux réclamant d’ailleurs de rentrer au plus vite à la maison. Le lieu se comprend dès lors comme métaphorique, la mer efface les traces, la vie n’est peut-être qu’un hôtel, un hébergement provisoire, la maison étant la mort, le retour à l’origine hors du temps.
De même, seule jeune au milieu de ces vieux, la fille d’une habituée, arriérée mentale à la présence apparemment incongrue sur scène, tourbillonne entre eux fredonnant « Message personnel » de Françoise Hardy, telle une allégorie de la Mort, si poignante lorsque les paroles de la chanson vous reviennent : « Si le dégout de la vie vient en toi, si la paresse de la vie s’installe en toi, pense à moi, pense à moi, mais si tu crois un jour que tu m’aimes, ne crois pas que tes souvenirs me gênent, viens me retrouver ». Ainsi cette petite musique récurrente fait écho aux dialogues des personnages, à ce mélange de réalisme et de symbolisme, et à ces mots de Lars Norén lui-même : « Dans mes derniers textes, d’une certaine manière, je quitte le monde. »
Sur scène cependant, assis face au public, ces hommes et ces femmes parlent de l’essentiel, du rapport au temps, de leur mémoire, de ce qui reste au terme d’une vie, de ces souvenirs qui les ont définis, de ces secrets qu’ils ont conservés, et le cheminement vers la mort apparaît aussi comme un cheminement vers la vérité de chacun, ce qui a été vraiment aimé, ce qui a été vraiment douloureux, ce qui a été traumatisant ou porteur d’espérance. Même s’ils sont tous vieux, chacun garde sa personnalité, son caractère, dévoile peu à peu sa vie, son métier passé et toute l’action est dans ce dénuement progressif, au sens littéral pour l’un d’entre eux (Hervé Pierre), dans ce glissement d’une rive à l’autre, de la vie à la mort, lieux contigus marqués par la toile transparente scindant progressivement la scène en deux.
Lars Norén a choisi les comédiens pour lesquels il a écrit et mis en scène cette pièce, et ceux-ci le lui rendent bien : pour ne citer qu’eux, le couple formé par Dominique Blanc et Hervé Pierre est particulièrement saisissant, la philosophie blasée d’Anne Kessler apporte sa dose d’humour noir, les drames personnels de Didier Sandre ou Danièle Lebrun nous gagnent peu à peu, et le rapport de Martine Chevalier à sa fille sait faire perdurer le mystère jusqu’à la fin. Il y a chez tous cette qualité d’élocution et d’expression, signature de la Comédie-Française, quel que soit le registre des pièces proposées.
Chaque année la programmation de la Comédie-Française intègre dans son répertoire un grand auteur étranger contemporain, conformément d’ailleurs à ses missions. Pourtant pour le public habitué aux classiques cela semble toujours une prise de risque. Lars Norén, consacré chez lui en Suède et dans le monde depuis les années 80 comme un auteur attentif aux évolutions de nos sociétés modernes, offre par cette pièce subtile et profonde tous les signes du grand auteur humaniste comme on les aime dans la maison de Molière.
Pascal Caglar
• Comédie-Française, Place Colette, Paris 1er, jusqu’au 16 juin 2018.
Une oeuvre à découvrir, un texte d’une grande beauté. Lars Noren fait une nouvelle fois des merveilles !