Presse et littérature d’idées : « Les Grandes Heures de la presse », de Jean-Noël Jeanneney
Les professeurs soucieux de trouver de bons sujets pour étudier en classe les rapports entre Presse et Littérature d’idées, liront avec profit ces Grandes Heures de la presse qu’a publié il y a quelques mois Jean-Noël Jeanneney, reprenant et augmentant une première édition de 2013.
Déjà connu pour une riche et passionnante Histoire des médias, des origines à nos jours (1996), l’auteur, à la fois savant et pédagogue comme on peut le retrouver dans son émission Concordance des temps sur France Culture, s’attache à raconter une trentaine d’événements liés à l’histoire de la presse, depuis le premier numéro de la Gazette de Renaudot (30 mai 1631), jusqu’à l’attentat contre Charlie Hebdo (7 janvier 2015).
Si Jean-Noël Jeanneney préfère raconter l’histoire des articles ayant fait date plutôt que de les retranscrire intégralement à la manière d’une anthologie, la lecture de ces récits est une bonne introduction au travail de confrontation avec des textes d’autre nature (littéraire principalement) que le programme invite à faire. C’est ainsi que l’affaire Dreyfus est évoqué à travers le succès du dessin de Caran d’Ache, Un dîner en famille, publié dans le Figaro un mois après le célèbre J’accuse d’Émile Zola. Le dessin satirique vaut un long discours, et sa courte légende « Ils en ont parlé » accompagnant des convives en train de se battre autour d’une table fait un bel écho à quelques passages de Proust, comme l’exclusion de Swann, dreyfusard ingrat, selon le duc de Guermantes dans Sodome et Gomorrhe.
La couverture de la guerre par Albert Londres et son célèbre article sur l’écroulement, sous les bombes, de la cathédrale de Reims est aussi un beau sujet qui prend encore plus de relief avec ces mots, rapportés par Jeanneney, d’un général disant à Albert Londres :
« Votre métier c’est d’aller où vous ne devriez pas être… C’est pourquoi nous lisons les journaux. »
L’incroyable fausse nouvelle publiée par le journal La Presse, le 9 mai 1927, de la traversée de l’Atlantique par les aviateurs français Nungesser et Coli (dont l’avion s’est en fait écrasé) est une occasion de réfléchir à la course à l’information et à l’audience résumée par cette formule inquiétante :
« Surtout ne sacrifiez pas une belle histoire à la vérité. »
Le chapitre consacré au lancement du journal Marie-Claire le 3 mars 1937 est intéressant quant à lui pour les perspectives qu’il ouvre sur l’émancipation de la femme passant non pas encore par l’acquisition de droits politiques nouveaux mais par des conduites plus libres, une féminité plus assumée qui rencontre forcément les écrits de Colette. La photographie n’est pas en reste avec le journal Magnum qui, après-guerre, va porter à la célébrité les reportages photos de photographes comme Cartier-Bresson ou encore Capa, déclarant :
« Si votre photo n’est pas assez bonne, c’est que vous n’êtes pas assez près. »
Bien d’autres chapitres méritent d’intéresser l’enseignant qui trouvera nombre d’occasions de réflexions, comme le numéro du 3 juin 1953 du journal France soir qui passe pour la première fois (pour un quotidien) la barre du million d’exemplaires vendus… à l’occasion du couronnement d’Elisabeth II. Son patron d’alors, Pierre Lazareff, s’avère le théoricien du story-telling :
« Que tout soit mis en scène, pas un papier sans un personnage. »
Vie politique, vie sociale, vie culturelle, naissance du Monde, grandes heures du Canard enchainé, tout est susceptible d’arrêter l’attention comme encore ce « Manifeste des 343 salopes » paru dans le Nouvel Observateur du 5 avril 1971, lorsque dans une tribune puissante Simone de Beauvoir prend la défense du droit à l’avortement…
L’ouvrage donne matière à rétablir la confiance dans la presse, à mieux comprendre ses difficiles équilibres, les pressions, les enjeux, la liberté, le style, la qualité de l’information, et, comme nous avons essayé de le montrer ici, les passerelles avec la littérature sont aussi nombreuses que stimulantes pour le travail scolaire.
Pascal Caglar
• Jean-Noël Jeanneney, « Les Grandes Heures de la presse », Flammarion, « Champs histoire », 2019, 288 p.