Printemps des poètes : atlas des « Frontières »
et éloge de Jean-Pierre Siméon
Par Alain Beretta, professeur de lettres
On se réjouit, chaque mois de mars, que le Printemps des poètes célèbre la poésie dans le monde entier. Imaginée par Jack Lang et créée en 1999 par Emmanuel Hoog et André Velter, cette manifestation entend contrer des idées reçues et rendre manifeste la vitalité de la poésie. Cette 25e édition du Printemps est centrée, comme chaque fois depuis 2018, sur un thème choisi selon un abécédaire par sa directrice artistique, Sophie Nauleau. Après « Ardeur », « Beauté », « Courage », « Désir » et « Éphémère », c’est « Frontières » qui a été élu en 2023, notamment en raison de la guerre russo-ukrainienne (sans elle, le mot choisi aurait été « Félicité »).
Afin de s’associer, du 11 au 27 mars, aux multiples formes de cette célébration (lectures, spectacles, rencontres, expositions, ateliers, concours de poésie dans des salles de classe du monde entier), deux ouvrages notamment font réfléchir aux mots « frontières » et « poésie ». Le tout récent (mars 2023) Frontières : petit atlas poétique, de Thierry Renard et Bruno Doucey (éditions Bruno Doucey), qui évoque la diversité des frontières vues par des poètes ; et le Petit éloge de la poésie, de Jean-Pierre Siméon (collection « Folio », Gallimard, septembre 2021), qui met en lumière les pouvoirs de la poésie.
Une anthologie : Frontières : petit atlas poétique
Bruno Doucey apparaît particulièrement apte à célébrer ce Printemps des poètes 2023. Ex-enseignant (professeur de lettres dans le secondaire, puis formateur en IUFM), il a longuement réfléchi à la pédagogie de la poésie à l’école. Directeur des éditions Seghers dans leurs dernières années (2002-2010), il a été si déçu qu’elles aient été mises en sommeil qu’il a créé sa propre maison d’édition consacrée à la poésie, parallèlement à la rédaction de ses œuvres personnelles, poétiques et romanesques.
Pour illustrer le thème « Frontières », il a choisi de réunir des poètes « en équilibre sur la ligne de partage des nombreuses personnes qui franchissent les frontières sur le papier, à la main ». On trouve dans ce recueil les poèmes de cent douze auteurs, hommes et femmes, de toutes nationalités. Ils ont été regroupés selon deux acceptions complémentaires du mot « frontières ».
Une moitié environ de ces poèmes s’intéressent au sens concret du mot : les frontières géopolitiques. Le premier chapitre, ouvert sur une chanson de Bernard Lavilliers, évoque, en les dénonçant, les murs, bornes, lignes, grilles et barbelés qui séparent ; certains se trouvent parfois comparés à des morceaux de viande qu’on démembre, ici, morceaux d’identités. Olivier Adam évoque particulièrement bien ces frontières-entraves dans son poème « Lisières ».
Le deuxième chapitre rend hommage à ceux qui ont osé franchir : les conquistadors, passeurs, résistants ou maquisards, tels ceux chantés par Charles Juliet. D’autres chapitres sont consacrés à des pays où les frontières posent particulièrement problème. Soit en isolant totalement deux pays, comme en Corée ; soit en étant victimes de frontières artificiellement tracées par la colonisation, de manière souvent aberrante, comme en Afrique où la parole est donnée à des poètes du Sahara occidental, pays si malmené ; soit encore en étant des sources de conflits : entre Israël et Palestine, et, bien sûr, entre la Russie et l’Ukraine. À propos de cette dernière, Bruno Doucey avait déjà édité, en août 2022, 24 poèmes pour un pays.
Le mot « frontières » est également abordé dans un sens symbolique où, cette fois, la notion de séparation se trouve plus ou moins liée à celle d’union. C’est le cas de la frontière entre les vivants et les morts. Le deuil est bien évoqué dans un poème d’Hélène Cadou, veuve du poète René-Guy Cadou, qui écrit : « Une porte entre ici et là-bas ne s’est jamais refermée ».
Est abordée aussi la frontière entre soi et l’autre, par l’évocation de diverses relations à autrui. Jeanne Benameur se réjouit ainsi de rencontres vécues par hasard. Mais la plus belle relation semble demeurer l’amour (deux lettres seulement séparent les mots « mur » et « amour »), que chantent, parmi d’autres, Cadou et Neruda. Il y a aussi une frontière entre soi et soi, puisque « Je est un autre », comme l’a écrit Rimbaud. Les poèmes concernés par ce sujet commencent alors presque tous, sans surprise, par « je », mais un « je » multiple, tel celui de la poétesse gréco-libanaise Sofia Karampali Farhat.
Afin de terminer sur une note d’espoir, les derniers chapitres de l’anthologie interrogent l’avenir. Celui intitulé « Vers Babel », où retentit le cri de femmes afghanes, souhaite une réconciliation des langues et des personnes. Enfin, en écho à la chanson initiale de Lavilliers, le volume se termine par le titre d’une chanson de Georges Moustaki, « Il y avait jadis un jardin qu’on appelait la terre », où un poète mongol nous rappelle que « le globe terrestre n’est qu’une pierre ronde », évidence qu’il est bon de répéter à notre époque. Inutile d’insister sur l’utilité de cette anthologie, qui montre combien les poètes se font le miroir des soubresauts du monde.
Un hommage : Petit éloge de la poésie
Paru environ un an et demi avant l’anthologie des frontières, l’essai de Jean-Pierre Siméon (poète qui figure parmi les cent douze retenus par Bruno Doucey) semble avoir été écrit pour théoriser les vertus de la poésie telles qu’elles se manifestent avec les frontières, et telles qu’elles caractérisent la poésie en général.
Ce que n’est pas la poésie
Afin de pouvoir en faire l’« éloge », Siméon entend réfuter les préjugés qui déforment encore souvent la poésie, car « on loue généralement la poésie pour ce qu’elle n’est pas, et même pour ce qu’elle se refuse à être ». C’est ainsi qu’est raillée la figure-cliché d’un poète doux rêveur sentimental et mélancolique, « marchand de fleurs de rhétorique, inadapté et marginal », soit une caricature de ce qu’est le poète, et qu’aucun des cent douze auteurs de l’anthologie n’incarne. Dès lors, on estime souvent que la poésie reste « fumeuse », dans la mesure où elle s’éloigne du réel. Siméon réfute cette objection en affirmant carrément l’inverse à l’aide d’une citation du poète allemand Novalis : « La poésie est le réel véritablement absolu […] Plus c’est critique, plus c’est vrai ». Une telle formule semble énoncer un paradoxe, mais Siméon montre qu’en fait, le rôle capital de la poésie est de faire apparaître dans le champ de la conscience une réalité cachée sous celle qui est immédiatement visible et identifiable : « Les poètes sont seulement ceux qui témoignent de la part inconnue de la réalité connue ». N’est-ce pas précisément au-delà des apparences visibles que les cent douze poètes de l’anthologie examinent ce qui fait frontières ?
Un autre préjugé à l’égard de la poésie réside dans la prétendue difficulté à comprendre sa langue spéciale, ces vers et ces rimes qui se complaisent parfois à l’obscurité, au point « qu’il faut le savoir d’un initié pour en déchiffrer l’énigme ». Cette fois, c’est en citant Georges Perros que Siméon précise que « si la poésie reste parfois obscure, ce n’est pas parce qu’on ne la comprend pas, mais parce qu’on n’en finit pas de la comprendre ». Le style du poème n’est pas un carcan esclave d’une versification rigide. Au contraire, la poésie est « l’exploration continuelle de toutes les formes possibles de la parole humaine, et la preuve donc de son irréductible liberté », une liberté qui n’a que faire de la morale. Là aussi, les cent douze poètes s’expriment sous toutes les formes, de la plainte à la révolte, du cri à la chanson.
Ce qu’elle est : une nécessaire résistance
Pour Siméon, la poésie n’est ni un divertissement, ni un ornement de l’existence, ni même essentiellement une source d’évasion, mais bien plutôt une exploration de soi et du monde : « pas un jeu, mais un enjeu », et un « enjeu crucial ». En nous permettant d’accéder au-delà du vernis des apparences, la poésie implique un recul critique, qui peut conduire à la résistance. C’est pourquoi la poésie est irrécupérable par la société : à l’opposé des si diverses formes actuelles de divertissement, sa valeur marchande est nulle, loin des médias et de l’audimat. Siméon va jusqu’à affirmer que « la poésie est révolutionnaire par nature », comme le montrent certains poèmes de l’anthologie Frontières. Certes, il reconnaît qu’il est impossible de vivre constamment en poète, « c’est-à-dire à la pointe extrême de sa vie », mais il faudrait y tendre secrètement, en inversant les valeurs qui régissent nos sociétés.
En outre, la poésie s’avère nécessaire pour sauver la langue, et, là encore, résister à ce qu’elle devient de plus en plus à notre époque, soit essentiellement un moyen d’agir dans et sur la réalité, ce que Siméon appelle une « pseudo-langue » visant avant tout rapidité et efficacité d’une information. En revanche, les poètes restent ceux qui introduisent dans la langue des qualités propres à la vie, en substituant à des « mots-concepts » des mots humains : « présence » au lieu de « présentiel », « banc » au lieu de « mobilier urbain », « écolier » au lieu d’« apprenant ». Et que dire de la multiplication des acronymes ? Les maisons de retraite sont désormais des Ehpad.
Pour conclure, Siméon écrit : « Que serait une vie sans poésie ? Une rivière sans eau. » C’est pourquoi il ajoute : « Il est temps pour l’humanité de faire le seul choix qui lui reste : inventer les formes et les moyens d’une relation poétique à la réalité qui l’accueille, la seule qui ne soit pas destructrice ». C’est alors que nous pourrons peut-être, sinon les abolir, du moins assouplir un peu les frontières.
A.B.
Thierry Renard et Bruno Doucey, Frontières : petit atlas poétique, éditions Bruno Doucey, 272 p.,
20 euros.
Jean-Pierre Siméon, Petit éloge de la poésie, collection « Folio », Gallimard, 112 p., 2 euros.
Ressources autour de la poésie à retrouver sur Ecoledeslettres.fr
- Antony Soron, « Hélène Dorion, première auteure vivante au programme du bac avec
Mes forêts », 14 mars 2023. - Yves Lucas« , Entre chanson et poésie : l’exemple de Georges Brassens, » 15 juillet 2022.
- Norbert Czarny, « Poésie d’un temps ordinaire : la poésie de l’après-guerre par Michel Murat, » 17 novembre 2022.
- Marie-Astrid Clair, « Poésie et diversité chez Jules Renard », 30 novembre 2021.
- Ingrid Merckx, « Se laisser guider par l’oreille, entretien avec Michel Murat », 23 août 2021.
- Podcast Ailes de géant, « De Baudelaire aux poètes contemporains, avec Michel Murat », 26 août 2021.
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