Prof, d’Anna Benjamin : plongée temporaire et documentée dans le métier
Par Antony Soron, maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres, Inspé Paris Sorbonne-Université.
La journaliste s’est faite professeure contractuelle pendant six mois, le temps d’une enquête immersive éclairante et utile en ces temps de crise. Son témoignage est à mettre dans toutes les mains pour cette rentrée : parents, nouveau ministre et futurs enseignants.
Par Antony Soron, maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres, Inspé Paris Sorbonne-Université.
Journaliste au magazine L’Express (2016-2020), puis indépendante, Anna Benjamin, trente-sept ans, se décrit comme une « spécialiste d’éducation ». Cette connaissance du système lui est apparue trop distanciée. Il lui fallait, pour rendre compte de sa réalité d’une façon plus authentique, non seulement tâter le terrain, mais aussi « entr[er] seule dans la cage aux lions ». Elle s’est donc engagée pour une expérience de professeure d’histoire-géographie vacataire dans deux établissements très distincts : un collège « privilégié » de l’académie d’Amiens, désigné comme « le Navire », et un collège classé REP+ de la région parisienne, surnommé « le Paquebot ».
Elle y a rencontré des professeurs de toutes disciplines et de tous horizons, qu’elle a affublés de sobriquets aussi caractéristiques qu’affectifs : « Jaurès », « La Fougue », « la Chamane », « l’Archéologue » ou encore « Chérubin ». De chacune et chacun, elle a appris la pluralité des profils de professeur et l’idée essentielle que l’on ne naît pas enseignant mais qu’on le devient. Elle s’est frottée à toutes les contraintes du métier : correction de copies, rédaction de fiches d’incidents, gestion de conflits, organisation d’un plan de classe, mise à jour d’un PPRE…
« […] un programme personnalisé de réussite éducative pour venir en aide aux élèves en difficultés scolaires. J’en avais une dizaine au Navire. Au Paquebot, il y a peu d’élèves ‘‘dys’’, souffrant de troubles de l’attention, encore moins de haut potentiel. Non pas parce qu’ils sont moins nombreux, mais parce qu’ils ne sont pas diagnostiqués », témoigne-t-elle.
Témoigner et analyser de l’intérieur
Structuré en soixante-et-onze courts chapitres, Prof – Une journaliste en immersion (Gouttes d’Or éditions) peut se situer entre deux livres de référence. Tant qu’il y aura des profs, l’enquête d’Hervé Hamon et Patrick Rotman (1984) et Entre les murs, le récit d’une année en collège, de François Bégaudeau (2006). Au lieu de se documenter comme elle en a l’habitude, à partir d’entretiens, de lectures et de recherches, Anna Benjamin a souhaité incarner le sujet qu’elle voulait saisir.
« Je sors de son bureau, abasourdie. Je ne suis pas une simple observatrice, je suis prof. Il va falloir que je l’intègre. Car il me faut parfois prendre des décisions de prof. »
Il en ressort un ouvrage très informé (présence de notes de bas de page, notamment pour référencer les chiffres donnés par des sources précises) corrélant adroitement situations concrètes et éléments de généralisation.
« Au total, Charlie estime travailler une quarantaine d’heures par semaine, si l’on ajoute la préparation de cours – il modifie un quart de leur contenu tous les ans – et les corrections de copie. Comme Charlie, la plupart des profs font des heures supp’, 1,4 heure par semaine pour les femmes, 1,9 heure chez les hommes, et la moitié des enseignants déclarent un temps de travail supérieur à 43 heures par semaine […] »
Il s’agit surtout, d’un récit d’expériences qui accorde une large place aux doutes, aux émotions et à une forme d’humour de survie dans le débriefing des épreuves de cette prof temporaire.
Le « syndrome Pétronille »
Durant son expérience immersive, la néo-prof a connu plus qu’elle ne l’escomptait au départ. Elle a pu éprouver la palette émotionnelle qui fait le quotidien d’un enseignant, correspondant soit à de moments de grâce (les « alignements de planète »), soit à des phases de démoralisation (souvent liées à la « bordélisation »). Pour autant, l’objectif n’était pas pour elle de raconter pour raconter, en enfilant les perles d’élèves et les situations aventureuses et savoureuses. L’essentiel consistait à partir du concret, du banal, en faisant de chaque moment vécu ou relaté un élément de preuve, à la fois du dysfonctionnement du système et de sa survie malgré tout, grâce à des femmes et des hommes dévoués.
Anna Benjamin parvient à soulever le paradoxe fondamental de cette profession expérimentée par l’humain pour l’humain. En dépit d’un cadre spatio-temporel bien établi avec ses horaires, ses normes et ses codes, le prof doit faire face sans cesse à une somme d’imprévus. D’où la fatigue souvent évoquée. Il s’agit bien d’un métier qui éprouve le corps et l’esprit, apprend la débutante à ses dépens : « J’ai l’impression de courir un marathon : je dois prévoir des barres de céréales pour reprendre des forces entre deux cours. » Et, plus loin : « Je souffre de ce que l’on pourrait appeler ‘‘le syndrome Pétronille’’, cette impression d’avoir la charge mentale d’une mère de 120 enfants, comme le personnage de livre imaginé par Claude Ponti. »
L’enquête d’Anna Benjamin est à mettre entre toutes les mains, des parents d’élèves au nouveau ministre de l’Éducation nationale. Il peut s’avérer particulièrement utile aux capétiens qui préparent la première épreuve d’admission dite d’entretien professionnel. Ils y découvriront de quoi nourrir leur préparation à des problématiques éducatives et de vie scolaire et mesureront à quel point le métier pour lequel ils concourent relève du sacerdoce.
« […] On s’occupe beaucoup des gamins, ça ne s’arrête jamais, on a des sous-groupes WhatsApp de profs, des sous-groupes de classe… Si tu as envie d’y investir toute ta vie, tu as de quoi faire. Si tu veux te mettre en retrait, c’est plus difficile, tu affrontes le regard de ceux qui sont investis. Je me suis beaucoup investi, il faut que je me désinvestisse un peu […] Ce jour-là, après deux heures de discussion, je repars du Paquebot avec de nouveaux cours et trois nouveaux métiers », explique Anna Benjamin. Psychologue, assistante sociale et flic, en plus de prof.
A.S.
Prof. Une journaliste en immersion, Anna Benjamin, Gouttes d’Or éditions, 2023, 378 pages.
Ressources
- François Bégaudeau, Entre les murs, collection « Folio », Gallimard, 2006.
- Hervé Hamon, Patrick Rotman, Tant qu’il y aura des profs, Seuil, 1984.
- Claude Ponti, Pétronille et ses 120 petits, l’école des loisirs, 1990.
L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.