« La Nouvelle Revue française », « Décapage » : écrire à la première personne
« Je trouve déraisonnable le fait d’écrire sans avoir le violent sentiment d’écrire. » Le propos est de Philippe Sollers et on le lit en conclusion du dernier numéro de La NRF, « Je & Moi », dirigé par Philippe Forest, qui fait, par ailleurs, la couverture de Décapage.
Ce « violent sentiment d’écrire », dont parlent les écrivains dans ce numéro n’est pas très éloigné de la corne du taureau qu’évoquait Michel Leiris dans sa préface à L’Âge d’homme. Il semble que ce soit davantage dans l’écriture à la première personne qu’il s’éprouve.
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Roman et écriture du « je »
Le roman, et surtout ce que l’on vend sous cette étiquette, apparaît pour beaucoup comme un pur artifice, avec décor en trompe-l’œil, personnages sans vrai relief, intrigue plus ou moins fabriquée. Ce que lui reprochait Breton dans Nadja.
Cette opposition entre roman et écriture à la première personne ne convient pas à tous. Stéphane Audeguy, l’auteur de La Théorie des nuages ou de Rom@, publiés chez Gallimard, pense comme Francis Ponge, que « l’on écrit pour prétendre à d’autres qualités que celles que nous assigne la société des hommes » : « on écrit en tant que nuage, en tant que ville, en tant qu’animal ». Et lisant Manuscrits de guerre, paru chez Corti, il préfère au lieutenant Louis Poirier Julien Gracq, qui transformera ce texte en roman avec Un balcon en forêt.
Mais, si l’écriture du Je a un sens, c’est d’être du « côté du perçu contre l’observé », pour reprendre Christine Angot : « Un écrivain est quelqu’un qui souffre chaque fois qu’on s’éloigne du réel perçu […] chaque fois que les forces du réel sont asservies à autre chose qu’aux cinq sens en même temps. » Le réel perçu , beaucoup le trouvent donc chez leurs prédécesseurs qui, de Rousseau à Céline en passant par Gide et Sartre, ont écrit leur autobiographie. C’est, en effet, ce genre qui est au cœur des interrogations, et comme tous les genres, ses limites sont mouvantes.
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Tempêtes sur l’écriture à la première personne
Dans un article passionnant, Claude Burgelin montre la vitalité du genre au seul XXe siècle et explique que l’étiquette colle mal, qu’elle porte le nom de roman ou d’autobiographie. Entre les survivants, Georges-Arthur Goldschmidt ou Romain Gary, celles et ceux qui écrivent autour du père et de la transmission brisée comme Annie Ernaux, Pierre Bergounioux ou Pierre Michon, les « architectes » : Jacques Roubaud, Georges Perec ou Claude Simon, l’écriture à la première personne connaît des mouvements vifs qui s’apparentent à des tempêtes. Et que dire du Je que l’on trouve dans les romans de Patrick Deville ? et dans ceux de Jean Rolin ? Bref, on n’en finirait pas de gloser si l’on tentait d’appliquer des grilles.
Qui est ce Je qui raconte ? La contestation du genre autobiographique comme du roman a pris un élan nouveau quand Serge Doubrovsky a inventé le concept d’autofiction, en écrivant son roman Fils, il y a plus de trente ans. Il en donne une définition simple et claire : c’est un « récit dont la matière est entièrement autobiographique, la manière entièrement fictionnelle ». Mais il rappelle en se référant aux notes de la « Pléiade » et aux Rêveries du promeneur solitaire que l’autobiographie de Rousseau contenait aussi sa part de fiction.
Les choses sont à la fois plus complexes et plus simples aujourd’hui. La psychanalyse a montré que le Je et le Moi étaient plus composites que l’on pouvait le penser et comme le note également Doubrovsky : « le sujet contemporain est brisé, morcelé, fragmentaire, à la limite incohérent ». Dans les premières lignes de L’Amant, Marguerite Duras le dit assez.
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« Je suis rien et j’ai ça à dire »
On lira dans ce même numéro de La NRF des textes de Patrick Autréaux ou Brigitte Giraud qui, sans pathos, disent la perte ou la fin. On réfléchira sur « Je suis rien et j’ai ça à dire », juste phrase de Christine Angot, irritée (et on la comprend) par les prises de parole des féministes, socialistes, avocats à propos d’un ex-candidat à la présidence de la République. On lira aussi ce qu’écrit J.-B. Pontalis du « Moi, je pense que » qui prouve déjà que la personne ne pense pas.
La revue Décapage, diffusée et distribuée par les Éditions de La Table Ronde, a pour habitude d’offrir une trentaine de ses pages à un écrivain. Elle l’a fait pour Jean Echenoz, Emmanuel Carrère, Laurent Mauvignier et maintenant Philippe Forest (octobre 2011, n° 44). L’auteur du Siècle des nuages, superbe roman sur la passion de son père pour l’aviation comme métaphore du XXe siècle, ouvre ses cartons, présente son univers, ses romans et essais, ses projets.
Auteur d’une thèse sur Philippe Sollers, qu’il considère comme l’un des plus grands écrivains français de ce temps, Forest a aussi écrit des « romans » qui semblent tous dédiés à l’enfant morte, sa fille. L’Enfant éternel est ce premier livre que beaucoup n’ont pas pu ou pas voulu lire. On en retrouve l’écho dans les ouvrages qui suivent. S’il considère Toute la nuit comme son meilleur roman, c’est Sarinagara qui l’a rendu célèbre. C’est l’un des livres français les plus connus au Japon et l’un des rares à avoir été couronné par la « cuisine des prix » avec le prix Décembre 2004. Forest fait en effet partie de ces écrivains souvent cités, jamais primés. Mais on s’habitue à tout, même à l’ignorance des jurys.
Forest a en revanche suscité des réactions hostiles avec Le Nouvel Amour, roman perçu, bien à tort, comme un règlement de comptes sordide. Il a le sentiment, avec ce livre, d’avoir plus que jamais pris le « risque du vrai ». Ce numéro de la revue Décapage, par ailleurs aussi joyeux que réjouissant (les pages 57 à 59 méritent d’être observées dans quelque librairie pour se faire une idée), ressemble aux précédents : léger et inventif. On ne saurait trop en recommander la lecture.
Norbert Czarny