Ricardo et la peinture,
de Barbet Schroeder ;
L’Enfant, le peintre et la mer,
de François Place :
l’art et l’émerveillement
Par Ingrid Merckx, rédactrice en chef
Ricardo Cavallo est au cœur d’un documentaire, d’un album jeunesse et d’un livret pédagogique qui célèbrent sa peinture, ses talents de critique d’art et sa volonté de transmettre.
Par Ingrid Merckx, rédactrice en chef
Tout le film de Barbet Schroeder est construit sur une alternance entre intérieur et extérieur. Ricardo Cavallo peint dehors, en Bretagne aujourd’hui. Il s’est installé dans le Finistère après avoir étudié et travaillé des années en région parisienne, à son arrivée d’Argentine où il est né en 1954. Il porte sur son dos tout son matériel de peinture, par-dessus des cuissardes qui lui permettent de passer dans les rochers au bord de l’eau pour rejoindre la grotte où il travaille, les horaires de marée inscrits au marqueur sur la longueur de ses doigts. Les cailloux autour de lui luisent d’un vert extraordinaire. Sur sa toile, il leur donne des reflets diaprés. Dans le fond du tableau et de l’écran, l’entrée de la grotte dessine une fenêtre sur le large.
Ricardo Cavallo a entraîné son corps à supporter des températures basses : chez lui, il ne chauffe pas, la fenêtre reste ouverte même en hiver pour éviter les variations thermiques. Il a un mode de vie ascétique : il se nourrit exclusivement de riz depuis l’âge de 13 ans, agrémenté de quelques carottes et oignons, de pommes et d’oranges. Il ne boit pas, n’a jamais fumé. Il marche vite, se déplace avec vigueur, monte les escaliers rapidement et peint des toiles de très grand format qui peuvent l’occuper des années durant. C’est un athlète de la peinture et un fin connaisseur de son histoire et de ses courants.
Quand il ne peint pas, Ricardo Cavallo prépare ses toiles en collant du tissu découpé sur des tablettes de bois, à l’aide de plusieurs couches d’enduit. Des dizaines de ces tablettes sèchent ainsi dans tous les coins de sa charmante maison bretonne, occupant un espace sinon dévolu aux livres : littérature, philosophie et peinture, la lecture apparaissant comme l’autre passion de cet homme qui n’est pas seulement un artiste, mais un puits de science.
Et c’est tout l’art du montage du documentariste Barbet Schroeder, qui rend ici hommage à son amitié de quarante années avec Ricardo Cavallo, que de tisser regards sur sa peinture et analyses d’œuvres ayant marqué l’histoire de l’art. Le jeu de rapprochements et de références mêle les gestes à la critique d’art par la voix de ce peintre qui brille par son émerveillement devant les grands maîtres – Velasquez en tête, mais Goya, Picasso, Le Caravage – et devant la nature : un vol de faucon, des arbres majestueux, le rivage breton…
C’est ce rivage que célèbre également François Place, auteur et illustrateur jeunesse de renom, sur la couverture de L’Enfant, le peintre et la mer (Pastel / l’école des loisirs). Un album qui, sur le même modèle que le film de Barbet Schroeder, est un portrait de Ricardo Cavallo augmenté d’une ode à la création. Un jeune garçon, Paul, pêchant dans les rochers, découvre Ricardo Cavallo en train de peindre : « Pourquoi vous faites votre peinture sur des carrés ? », interroge l’enfant. « Parce que j’ai envie de peindre sur des grands tableaux », lui répond le peintre, expliquant d’entrée ce qui est sa marque de fabrique : il réalise des toiles immenses en procédant par carrés découpés, qu’il numérote et assemble, du bas vers le haut. Ses tableaux peuvent compter de soixante à plus de cent carrés, et mesurer jusqu’à dix mètres de long. Il a trouvé ce stratagème des carrés quand il peignait sur le mini-balcon de son appartement de Neuilly, armé d’une boîte à pouce : les toiles ne tenaient pas, il fallait faire morceau par morceau pour reproduire le panorama. De la contrainte sont nés une technique et un style.
L’un de ses tableaux, Systole et diastole, est conçu comme une spectaculaire toile circulaire représentant 360° d’un paysage marin, depuis la falaise. Les carrés sont assemblés en plusieurs panneaux qui poursuivent les lignes de leurs voisins, sur le principe d’un puzzle. Barbet Schroeder filme l’expérience dans un parc où les panneaux sont assemblés en ligne contre un mur. Quand celui du bout à gauche est déplacé au bout à droite, le paysage se poursuit comme on déplacerait le regard en pivotant autour de son axe vertical. Sans compter que, dans le film, ces falaises au-dessus de l’eau se déplacent sous des arbres et contre la pierre, introduisant dans le champ de la profondeur, de la matière et un soupçon de magie.
Voir le monde en grand
Le cinéaste multiplie de tels instants : quand, dans l’escalier qui mène au petit appartement que le peintre a conservé à Neuilly, il fait passer à un homme qui l’aide des tableaux à la verticale dans l’espace vide entre les rampes, la caméra filmant cet étrange manège de biais ou par la fenêtre du dehors. Quand, sur la terrasse bretonne, un grand tableau sorti du garage et posé contre un mur tombe à plat, brusquement poussé par le vent. Quand Barbet, le bras passé sur les épaules de Ricardo, plus petit que lui, déambule avec son ami dans les couloirs du musée d’Orsay. Quand un membre de l’équipe de tournage interroge le peintre sur sa relation à Dieu sur un sentier, dehors. Quand une perche de prise de son traverse le champ de la caméra qui les filme partageant du riz dans la cuisine de Ricardo.
Ricardo Cavallo a à cœur de transmettre son art et son savoir. Non en montrant comment lui procède, mais en donnant à faire. C’est ce qui l’a poussé à créer une école de dessin et de peinture à Saint-Jean-du-Doigt (Bretagne). Elle fonctionne sur le principe de la gratuité et du bon matériel : des enfants, même très petits, s’y rendent dans le film qui scrute leurs gestes inspirés, des adultes aussi. « Je ne cherche pas à apprendre mais à accompagner, servir, le plus loin possible… », confie Ricardo Cavallo. Tout le monde devrait dessiner et peindre, selon lui, « comme apprendre à lire et à compter ». « Devenir artiste c’est autre chose, souffle-t-il ensuite : c’est accepter de consacrer tout son temps, toute son énergie, à cette folie… »
Le livre de François Place prolonge le film de Barbet Schroeder en passant des rochers à l’école d’art. Les sujets s’échappent de la feuille sur laquelle Paul dessine pour grandir sur les pages comme dans l’imaginaire de l’enfant aiguisé par le peintre. Et c’est ici un tigre, en croquis ou colorisé, qui dort ou s’ébroue ; là, un poisson flotte dans le ciel comme un cerf-volant gigantesque. Et voici la grotte magnifique où tout semble naître, le monde et l’art, et que François Place perçoit à travers un damier de couleurs translucides.
« Ricardo fait aimer la peinture, il apprend à voir, à écouter », a résumé la productrice Régine Vial à l’issue d’une projection organisée à Paris en présence de François Place et Ricardo Cavallo. La directrice de la distribution aux Films du losange, société que Barbet Schroeder a créée voici soixante ans pour produire les films d’Éric Rohmer, a présenté, avec une sensibilité qui a conquis toute la salle, un film « très lumineux » où « deux arts se rencontrent » : « Barbet Schroeder filme avec beaucoup d’humilité, près des êtres, de la vie, et avec une forme de spiritualité. »
En enchaînant sur une évocation de la scène de la grotte dans Aguirre, la colère de Dieu, de Werner Herzog (1975), François Place a expliqué avoir, pour sa part, essayé d’approcher Ricardo « à hauteur d’enfant », avec cette question à la fois simple et vertigineuse : « Qu’est-ce que l’art ? ». « Il existe des gens qui se dévouent à l’art, c’est bien que des enfants en entendent parler », a-t-il indiqué aux enseignants présents à la projection. « Je me sens comme un mineur, je cherche un peu d’or, a commenté Ricardo Cavallo. C’est inouï ce qu’un tableau peut apporter. On peut travailler sans fin mais, un jour, il commence à respirer, comme si quelque chose s’était résolu. Et le tableau suivant apparaît. » Le peintre a insisté sur sa chance de travailler sans pression, grâce à des amis qui le soutiennent depuis toujours. Puis il a ajouté en évoquant l’école qu’il a lancée : « Regarder les enfants peindre, travailler dans leur monde, épanouis, est une joie inépuisable. »
I. M.
François Place, L’Enfant, le peintre et la mer, Pastel/l’école des loisirs, 56 pages, 15 euros.
Livret pédagogique, Le peintre et les enfants, Ricardo Cavallo, conçu et réalisé par Nathalie Brisac, Pastel/l’école des loisirs.
Ricardo et la peinture, documentaire franco-suisse de Barbet Schroeder, 1h46, au cinéma le 15 novembre.
L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.