« L’Élimination », de Rithy Panh, avec Christophe Bataille
Nous ressentons, face à l’insoutenable témoignage que nous livre Rithy Panh dans son ouvrage L’Élimination, le même trouble, le même embarras et la même suffocation qu’en présence des récits, plus ou moins anciens, que des rescapés ou des témoins nous ont rapportés de leur expérience de l’extrême, celle de l’horreur concentrationnaire ou de la furie exterminatrice.
Même choc et même sidération que lorsque nous lûmes les textes de Robert Antelme, de Primo Levi, d’Élie Wiesel, de Varlam Chalamov ou, plus près de nous, de Jean Hatzfeld.
Et même questionnement aussi : doit-on juger ces œuvres pour leur valeur documentaire, les retenir pour leur portée historique et humaine, en tant qu’aperçu de la folie meurtrière des hommes, des manifestations du mal et, d’un autre côté, des preuves d’une indéfectible volonté de survie associée à un souci de conserver sa dignité ? Ou alors l’appréciation doit–elle aussi être de nature littéraire, chercher à percevoir les qualités d’écriture, de composition, de mise en forme, la capacité à camper des personnages, à inventer des situations, à créer de l’émotion, bref à mobiliser le lecteur ?
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Comment éveiller les consciences?
La réponse est pour nous évidente : les divers ouvrages cités et quelques autres de même tenue, auxquels s’ajoute, aujourd’hui, le beau livre de Rithy Pahn, L’Élimination, échappent au ressassement et se hissent au niveau de véritables œuvres littéraires parce qu’elles associent, comme naturellement, le témoignage et l’art, l’observation fidèle, précise, d’une entreprise méthodique et massive de destruction, et un réel travail d’écrivain soucieux de toucher, d’atteindre les sensibilités grâce aux ressources de la plume.
On peut penser que la part de la littérature est dérisoire quand il s’agit de dénoncer l’horreur de la torture et de l’extermination, celle des Khmers rouges, dont il est question ici, celle des nazis ou des responsables du Goulag hier. On a tort. Le message aura d’autant plus de poids que la forme sera soignée. Et quand Rithy Panh choisit, pour nous livrer sa terrible aventure, de recourir à la collaboration du romancier Christophe Bataille (dont on ignore la part qui lui revient dans l’entreprise), c’est bien qu’il est convaincu que les faits bruts ne sont pas suffisants à éveiller les consciences. Qu’il y faut, comme aurait dit Jorge Semprun, une dose d’art, voire d’artifice.
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La nécessité d’une construction littéraire
C’est peut-être par là, paradoxalement, qu’il convient de commencer, façon d’expliquer les raisons pour lesquelles ce livre prend place dans la lignée de ces écrivains-déportés qui furent aussi confrontés à la haine aveugle.
La part littéraire tient d’abord au rythme choisi, l’ouvrage se présentant sous la forme d’une série de séquences brèves (une à deux pages environ), séparées par des blancs, comme une succession d’images haletantes, sur plus de 300 pages.
Autre effet, celui du montage – et le mot, qui renvoie à l’univers cinématographique auquel appartient l’auteur, n’est pas innocent. Un montage subtil, serré, calculé, qui fait alterner diverses temporalités, celle des années de révolution, alors que le petit Rithy est âgé de 13 ans, celle de la construction d’un film autour de Duch, le bourreau du camp S 21, celle du présent de l’auteur, à Paris notamment ou en d’autres lieux, celles aussi, plus fugitives, de certains moments de sa vie, notamment dans sa vie familiale.
Troisième concession à la littérature, le personnage de Duch, de son vrai nom Kaing Gerek Eav, responsable du centre de torture et d’exécution, autour duquel le livre est bâti : ses réactions, ses mensonges, son rire cynique ou inconscient, sa réinterprétation de l’histoire, son pouvoir de séduction, de manipulation…
Enfin, dernière composante de nature littéraire, le jeu intertextuel : Rithy Panh, nourri de culture européenne et française, enrichit son propos, et en quelque sorte lui donne une dimension intemporelle, au moyen de références à d’autres livres qui l’ont formé, les poètes (Vigny, Prévert), les anciens déportés (Primo Levi, Charlotte Delbo, Stéphane Hessel), les intellectuels (Furet, Badiou, Althusser, Hilberg).
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« Les personnes arrêtées étaient des ennemis, pas des hommes »
Mais ces qualités littéraires ne doivent pas nous faire oublier, évidemment, la raison d’être du livre, la restitution insupportable d’un des plus odieux génocides du XXe siècle. Sans complaisance, mais avec rigueur et précision, l’auteur égrène la litanie des humiliations et des souffrances que de prétendus purificateurs imposent à d’innocentes victimes : torture, famine, exécutions sommaires, expériences médicales, menace permanente, méfiance généralisée, vexations, chantage, extorsion de pseudo-confidences et d’autocritiques, déplacement de population, séquestration, viols, déshumanisation : « Les personnes arrêtées étaient des ennemis, pas des hommes. »
Au bout de l’horreur, I,7 million de morts en moins de quatre ans, de 1975 à 1979. Rithy Panh a vu disparaître son père, homme cultivé et francophile, sa mère, femme de la campagne dotée pourtant d’une belle résistance, certains de ses frères et sœurs, ses jeunes neveux, ses amis de rencontre, un médecin qui le soigne, un artiste qu’il admire, un jeune enfant de son âge qui l’aide à se nourrir.
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« L’homme n’a droit à rien »
La chance, le hasard, l’instinct l’ont fait échapper à cette fameuse « élimination » qui tient lieu de ligne politique. Ce que lui expliquera l’ignoble Duch : « Monsieur Rithy, les Khmers rouges, c’est l’élimination. L’homme n’a droit à rien. » Le crime alors devient banal, parce que le mal est banal, nous le savons depuis longtemps.
Mais le narrateur oppose à cette démoniaque ardeur de tuer une réjouissante banalité du bien, celle qui donne à l’humanité sa face claire. Même si ce pari sur l’homme ne s’accompagne pas du pardon, encore moins de l’oubli, comme l’atteste le message que doit délivrer ce livre indispensable.
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« Rien n’est plus réel que le rien »
Les films de Rithy Panh – Bophana, une tragédie cambodgienne (1996), S 21, la machine de mort khmère rouge (2003), Duch, le maître des forges de l’enfer (2012) – ont su traduire en images cette barbarie contemporaine. L’Élimination continue la dénonciation au moyen des mots, et chacun d’entre eux, rempli d’une terreur surmontée et d’une révolte mal contenue, nous atteint plus profondément encore. Une phrase résume ce sentiment : « Rien n’est plus réel que le rien. »
Yves Stalloni
• Rithy Panh avec Christophe Bataille, « L’Élimination », Grasset, 2011, 333 p.
• Un entretien avec Rithy Panh sur France culture en janvier 2012.