"Comme une rivière bleue", de Michèle Audin
« Rien de ce qui eut jamais lieu n’est perdu pour l’Histoire. » Cette belle phrase de Walter Benjamin vaut pour la Commune de Paris. C’est un événement qui a laissé ses traces dans la ville, le hideux Sacré-Cœur, le Mur des fédérés, ou la colonne Vendôme, détruite et remontée. Événement qu’au fond, on connaît mal.
Dans les remerciements qui ferment son roman, Michèle Audin cite ses sources, évoque les textes lus, les journaux feuilletés, les lectures ayant rapport direct ou pas avec ce fait, et l’on se forge une idée plus précise des choses. La Commune réveille des souvenirs de 1789 ou 1793, de 1848 et 1851. Elle annonce aussi les sombres années de Vichy : quand les Communards sont massacrés, ou jugés (pour ceux qui survivent à la Semaine sanglante), c’est le fruit de la vengeance et de la délation : 379 828 (le chiffre figure en toutes lettres page 350) et cela rappelle cette activité féconde pendant l’Occupation.
On aurait cependant tort de ne s’arrêter qu’à cette médiocrité trop française : la Commune est aussi, et d’abord, un grand moment d’utopie et de bonheur de vivre. Cela même que rend le roman.
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La Commune au jour le jour
Comme une rivière bleue relate la Commune au jour le jour. Le narrateur, né le 8 février 1962, soit le jour de la manifestation au métro Charonne, mène des recherches sur l’événement, marche dans Paris sur les traces vives ou effacées des protagonistes, suit le parcours des uns et des autres, figures célèbres comme Lissagaray, Vallès ou Marx et les siens, à Londres, ou des anonymes, la foule ouvrière (mais pas seulement) des onzième et vingtième arrondissements.
L’espoir, le désir de fonder un monde nouveau, l’énergie qu’ils y consacrent, traversent ces êtres que nous croisons au fil des pages, perdons ici, retrouvons là, tandis qu’à Versailles, les ennemis de cette utopie fourbissent leurs armes, parfois aidés par les Prussiens qui ont assiégé Paris. Arrive le 21 mai, beau jour de printemps, et sans doute le dernier avant le massacre. La phrase de Brecht citée en épigraphe prend tout son sens : « Il faut avoir le courage de dire que les bons ont été vaincus, non parce qu’ils étaient bons mais parce qu’ils étaient faibles. »
On devine quelles faiblesses affectaient les Communards : l’organisation, bien sûr, les divisions (encore que, pas vraiment), une forme d’innocence face à la résolution de Thiers et des siens. L’entrée des troupes versaillaises dans Paris est brutale, succédant à un siège qui voit ces soldats de province (pour beaucoup) bombarder la capitale à partir de Clamart ou du Mont-Valérien, frappant les Tuileries et d’autres lieux publics de la ville.
Des personnages « réels »
Le narrateur se fait omniscient, rapportant des dialogues entre les personnages (sans doute pas l’aspect le plus convaincant du roman), montrant comment la vie sous le siège s’organise, souvent joyeuse, vive comme un printemps. Parmi les plus belles scènes de ce roman, souvent lyrique (mais avec sobriété) on appréciera celle sur les amours de Lissagaray et Marthe, écho d’autres moments amoureux. Le narrateur décrit des chambres, nomme des couples, et fait silence ; c’est la nuit de ce mois de mars qui s’achève, quand tout commence dans les rues et à l’Hôtel de Ville de Paris.
Et puis il y a ce qu’invente ce peuple de Paris, et ses élus d’un temps : le décret sur la famille ouvrière, qui autorise l’union libre, n’impose plus qu’on reconnaisse les enfants. Et tout le travail de la commission sur l’alphabétisation qui lutte pour un accès plus large à l’école, au savoir : « Laisser perdre une idée utile à l’humanité, c’est un crime bien plus grand que de faire avorter les corps ! » Cela semble écrit en 2017. Et d’une certaine façon, ça l’est.
Comme une rivière bleue n’est pas une reconstitution de la Commune de Paris, les « personnages » (tous réels) n’en sont pas vraiment et les noms ont une importance très grande, comme les correspondances entre ce temps et le nôtre. Le XIe arrondissement est le cœur de l’événement, son église Sainte-Marguerite (ou Ambroise), lieu où cohabitent le club des Prolétaires, laïcards convaincus, et un curé, aussi convaincu, l’épicentre. Mais on passe un jour de janvier rue Nicolas-Appert, tandis que deux terroristes assassinent et on s’interroge à diverses reprises sur une statue en bronze de Voltaire. Une figure peu anodine dans le contexte d’aujourd’hui. Surtout quand un « contribuable » habitant près de la place Vendôme s’insurge, au nom de la bienséance, contre une œuvre plastique contemporaine qui le choque. Cette place Vendôme, évoquée et de drôle de façon par Villiers de l’Isle-Adam est de ces lieux qui ont marqué l’Histoire (et la vie du peintre Courbet, croisé dans le roman, parlant avec un accent jurassien que le narrateur donne à entendre).
Une écriture ouliupienne
Si Michèle Audin a choisi la figure d’un narrateur pour écrire cette histoire, ses lecteurs ne seront pas surpris par l’écriture de ce roman. L’auteur joue, comme jouent les oulipiens et cette forme romanesque lui convient, parce qu’elle met en relief, montre l’artifice qui n’exclut pas le désir de restituer les faits. On s’amusera, ainsi, d’un lipogramme en e, spam poétique, d’un monovocalisme en a, d’un court message d’internaute avec contrainte zoologique, etc. La mathématicienne qu’est la romancière (elle a longtemps enseigné cette science) ne manque pas d’évoquer Philarète Chasles et ses théorèmes qui pleuvent, ou Sofia Kovalevskaya, sur qui elle a écrit.
Celles et ceux qui ont lu Une vie brève ou Mademoiselle Haas savent combien le thème de la disparition lui importe, mais aussi la forme pour dire le tragique ou l’émouvant. Les listes parlent beaucoup, et celle des métiers féminins de Paris, qu’on trouvera pages 150-151 est à conserver précieusement ! Outre son caractère documentaire, elle a la puissance poétique que Perec, Queneau ou Roubaud, pour ne citer que des compagnons de l’Oulipo, ont décelée dans ce procédé. D’autres contraintes structurent ce roman et on laissera au lecteur le soin de les découvrir, et de s’en amuser.
« Personne ne se souvient de leurs noms, mais… » La phrase revient sous forme anaphorique dans le dernier chapitre. On la lira en songeant à ce qu’écrivait Benjamin. C’est notre seul recours et la raison d’être de ce roman.
Norbert Czarny
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• Michèle Audin, « Comme une rivière bleue », « L’Arbalète », Gallimard, 2017, 400 p.
• Pour une évocation de la Commune et de la période qui suivit avec des collégiens, on recommandera deux romans Marie Desplechin : Séraphine et Satin Grenadine, ainsi que Camarades, de Shaïne Cassim (« Médium » de l’école des loisirs).
Et trois albums : La Commune, d’Yvan Pommaux et Christophe Ylla-Somers. – Sophie au temps des cerises, de Béa Deru-Renard, H.U. Osterwalder. – Le Temps des cerises, de Jean-Baptiste Clément et Philippe Dumas