"Rome sans pape", de Guido Morselli (1966)
Il n’y a plus de pape à Rome. C’est l’information du mois, mais c’est aussi le titre d’un roman, Roma senza papa. Cronache romane di fine secolo ventesimo, écrit en 1966 par Guido Morselli (1912-1973), publié après la mort de l’auteur en 1974.
Traduit en français en 1979, ce roman sera présenté comme « d’anticipation » par son éditeur parisien.
Ne courons cependant pas trop vite au parallèle ; dans ce livre le pape, Jean XXIV, que l’auteur imagine irlandais (et deuxième pape non italien) n’est que retiré. Il vit désormais à Zagallo, obscure bourgade sise à trente kilomètres au sud de Rome, dans un complexe de bâtiments à la limite du motel (crépi rose et blanc) et reçoit en audience debout, sans tiare et sans apparat, parfois sur des chaises de jardin ; voilà pourquoi Rome est sans pape (ce qui est déjà beaucoup pour un écrivain italien).….
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Un pontificat à durée limitée ?
Le héros du roman, un obscur prêtre suisse, le père Walter, regrette un peu cette désinvolture. En sortant de l’Urbs, le pape a désincarné Rome qui n’est plus immortelle mais juste vieille à présent ; les Romains ont peu apprécié : « Che se voleva proprio pijà a schiaffi ? »
D’autant que ce pape, qui parle peu et mène une existence simple sur sa pelouse fleurie, ne s’arrête pas là : il « ne serait pas hostile au principe d’un pontificat limité dans sa durée. De quinze ans par exemple. À commencer par le sien peut-être ? ». Les prêtres s’émeuvent, « Ce serait la fin de tout ! » et d’évoquer l’infaillibilité pontificale… Morselli essaie, en homme de 1966, Paul VI étant pape, de résoudre les questions liées à cette innovation. Alors, quid de l’infaillibilité pontificale ? Les cardinaux la récupéreraient et chaque décision serait mise aux voix – l’infaillibilité démocratique en somme.
Mais ce qui fait la saveur du livre de Morselli dépasse largement le cadre de cette décision papale et de sa coïncidence avec l’actualité vaticane. Un certain nombre de trouvailles d’abord, qui précédent ou accompagnent cette révolution, comme le libre mariage des prêtres, qui pose problème parce que nombre d’entre eux refusent de quitter le célibat. D’autres procréent à foison, d’autres encore restent sans enfant et les paroissiennes italiennes tordent du bec devant un doigt orné d’une alliance. Leurs enfants se vengent dans la rue, l’insulte ragazzo à la bouche : « Fils de prêtre ! »
Du même coup un mouvement de libéralisation de l’église s’est créé : les prêtres sont incités à faire du sport, ils ont le droit de célébrer la messe au Coca-Cola, et, dans un souci d’ouverture à toutes les spiritualités, notamment orientales, on encourage la consommation de psychotropes. Enfin, il y a l’IPAAC, traduit par « Institut pour la promotion de la psychanalyse catholique« , dont l’essentiel de la découverte se résume à dire que le péché originel vient de l’inconscient. C’est lui qui a mis dans la tête du diable d’être le diable. « Nous nous protestantisons », commentent les plus désabusés.
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Mondialisation et « socialidarité »
Derrière ces trouvailles de romancier il en est d’autres qui sentent davantage l’anticipation que le fagot et qui mettent au jour des coïncidences autrement plus fines. Ainsi la nécessité affichée de réaliser des économies de fonctionnement ne convainc personne : « La crise financière, prétexte, chez la majorité restreinte, à une explication plus que suffisante… » Et pourquoi crée-t-on la socialidarité, nouvelle doctrine qui remplace la charité par l’idée d’un deal gagnant-gagnant pour le donateur ?
« Rien de compliqué, on part de l’observation que le monde d’aujourd’hui est plus petit que ne l’était il y a cent ans le canton d’Uri : tout le monde est en relation avec tout le monde, la crise de l’acier anglais fait payer davantage d’impôts aux contribuables américains, un conflit en Tanzanie risque de rappeler aux armes les réservistes suédois, les dégâts liés provoqués par le tremblement de terre dans les Abruzzes sont payés par les épargnants belges […]. Si l’on soigne une lymphogranulomatose dans un hôpital de Tokyo, la nouvelle vous apportera un certain soulagement ici à Rome. »
Ainsi donc, en 1966, un romancier projette la mondialisation et une forme de Care et met en scène dans ce contexte une philosophie papale sinon du renoncement, du moins de l’écart : « Considérons que si nous sommes prêtres, Dieu est en revanche quelque chose de différent. Et nous nous apercevrons vite que tous ces problèmes ne sont pas au fond si difficiles… » Il construit le jeu de l’anticipation autour de cette figure centrale et met en lien des éléments qui semblent échapper ou du moins ne pas tenter les analystes d’aujourd’hui, ne serait-ce qu’au simple titre de la prospective.
Guido Morselli ne sera jamais pris au sérieux, jamais publié de son vivant. Il ne faut pas jouer au prophète.
Frédéric Palierne
• Voir le compte rendu du film Habemus papam, de Nanni Moretti, par Anne-Marie Baron.
• Le roman contemporain sur ce site.
• Le roman dans les archives de l’École des lettres.