Saint-Nazaire est un roman sans fiction,
de Patrick Deville :
écrit depuis l’estuaire

Né sur la rive d’en face, à Paimboeuf, le romancier voyageur raconte la grande ville portuaire où il se rendait en bac pour aller au lycée. Il dresse le portrait d’une cité travailleuse, détruite par la guerre et dont la base sous-marine accueille des manifestations culturelles aujourd’hui.
Par Nobert Czarny, critique

Né sur la rive d’en face, à Paimboeuf, le romancier voyageur raconte la grande ville portuaire où il se rendait en bac pour aller au lycée. Il dresse le portrait d’une cité travailleuse, détruite par la guerre et dont la base sous-marine accueille des manifestations culturelles aujourd’hui.

Par Nobert Czarny, critique

S’il avait pu choisir la date et le lieu de sa naissance, Patrick Deville aurait sans doute choisi 1860 et la ville de Saint-Nazaire. Mais, comme il l’écrit dans son dernier livre, Saint-Nazaire est un roman sans fiction, « Il est toujours agaçant d’être né quelque part. On ne choisit ni le siècle ni le lieu. Pas non plus la langue maternelle. Il est davantage ridicule de s’en prévaloir, n’y étant pour rien. Je ne suis pas né à Saint-Nazaire, peu s’en fallut ». C’est un enfant de la rive d’en face, celle de Paimboeuf et de la marine en bois née de la volonté du premier empereur qui y fit construire la célèbre frégate la Méduse, dont on connaît le sort fatal, y compris grâce au peintre Géricault.

Patrick Deville a passé son enfance sur la rive gauche de la Loire, à Mindin. Il le raconte notamment dans Taba-Taba, roman français de son cycle « Abracadabra ». Il était doublement enfermé : d’abord dans un corset qui enserrait ses hanches fragiles, ensuite dans cet hôpital psychiatrique où son père travaillait. On pourrait ajouter un autre isolement : avant que le pont n’existe, les habitants de cette rive gauche ne pouvaient, après vingt-deux heures, se rendre à Saint-Nazaire. Ils étaient obligés de faire le détour par Nantes. Un bac amenait les lycéens d’une rive l’autre et, le temps de finir un chapitre, le lecteur passionné qui voyageait à bord oubliait parfois de descendre sur le quai.

Le labeur l’emportait sur le vent

Saint-Nazaire est un roman sans fiction est le récit d’une vie de voyageur, de découvreur, de passeur, et le portrait d’une ville que Balzac avait décrite comme « lieu de labeur et de vent », dans Beatrix. À l’époque où la famille Pereire, grands banquiers sous Louis-Philippe puis Napoléon III, en faisaient une « ville californienne », le labeur l’emportait sur le vent. Vers 1860, on privilégia la marine, on développa le chemin de fer depuis la gare d’Orsay afin de voguer vers le Mexique dont la conquête tourna au désastre.

Saint-Nazaire est une ville entièrement reconstruite, comme Le Havre. Les bombardements alliés ont détruit le port dont subsiste une base sous-marine, lieu essentiel pour les manifestations culturelles aujourd’hui. Quant aux navires qui sortent désormais des chantiers navals, ce sont des villes flottantes dont Patrick Deville décrit minutieusement l’élaboration et la construction. Le terme même de ville flottante n’est pas hasardeux. C’est le titre d’un roman écrit par Jules Verne à la fin de sa vie, et qui désigne « Le superbe Orénoque » sur lequel embarquent quelques personnages.

Les amures de l’avenir

Avant de s’y installer et de développer la Maison des écrivains étrangers et traducteurs (MEET), Patrick Deville a voyagé et conçu le projet Abracadabra. C’était dans la fin des années 1990. Mais cette ville industrieuse a toujours su faire vivre une vie culturelle riche. L’écrivain évoque la présence d’Armand Gatti, journaliste et homme de théâtre, et de René Vautier, dont le film, Avoir vingt ans dans les Aurès, a marqué l’histoire de la guerre d’Algérie, du point de vue des appelés. C’est aussi à Saint-Nazaire qu’est arrivé un jour le dissident soviétique Vladimir Boukovski, échangé contre le leader communiste chilien, Luis Corvalan. D’autres exemples dans le livre montrent un engagement dans notre temps et ses suites avec la MEET.

« To meet » en anglais, c’est rencontrer, faire confluer, se réunir. Chaque année, des rencontres littéraires se tiennent dans la base sous-marine, rassemblant deux villes : Trieste/Buenos-Aires ou Pékin/Istanbul et donc deux pays, deux langues, voire davantage. Des écrivains viennent en résidence : « L’appartement au sommet du Building est toujours un havre le temps d’une escale loin du tumulte. Il assemble les messages à la mer du vaste réseau des écrivains solitaires, penchés sur leur table à cartes et cherchant les amures de l’avenir, se croisant et se succédant dans ce lieu privilégié du globe. »

Ce building est, avec quelques cafés, avec le port, avec la ville qui s’est métamorphosée au cours des décennies, l’un des lieux de Patrick Deville et de quiconque vient à Saint-Nazaire. La ville a longtemps eu la réputation d’être sinistre, sans grâce. Le bord de mer, quelques criques secrètes et une vitalité certaine contredisent cette image. L’épigraphe de Stendhal sur un café vainement recherché donne le ton. La Marine et, jusqu’à peu, Le skipper sont de ces endroits dans lesquels on refait le monde en lisant la presse quotidienne régionale, ce « musée de détails éphémères » selon l’expression de Jorge Luis Borges.

Image en réduction de la ville

On verra dans le paquebot une image en réduction de la ville. Patrick Deville termine l’écriture de ce récit à bord du Solstice, entre la Malaisie et le Vietnam, là même où a vécu Yersin, héros de son roman Peste et choléra (2012). L’eau, en général, fleuve et mer en particulier, occupent une place importante dans la vie et l’œuvre de Deville. Elle incite à la méditation, à la contemplation et à la création. C’est souvent dans une cabine de bateau, sur un fleuve ou un océan, que l’écrivain fait le point sur son travail, lui donne une impulsion, comme dans Amazonia (2019).

Façon de dire que ce Saint-Nazaire est un roman sans fiction, récit extérieur au vaste projet en cours, n’est pas sans lien avec cet ensemble qui commence en 1860 à Saint-Nazaire. Patrick Deville écrit de l’estuaire, maintenant. L’enfant n’est cependant pas loin, lecteur de nos grands romanciers et mémorialistes, tels Chateaubriand et Proust. « Les deux rives que décrivaient les deux Jules, et même les trois Jules, Michelet, Verne et Grandjouan, c’est le temps qui dans ma vie les sépare et les écarte, la rive de l’enfance et celle de la vieillesse. Même devenu enfin nazairien, ce sont d’anciennes images vaporeuses, des sensations alors ravivées de soleil et de baignades, de sel séché sur la peau, de crabes et de crevettes capturés sous la chevelure noire et cuivrée des goémons dans les trous d’eau qu’abandonnait la marée au creux des rochers, qui m’amènent chaque été à longer la côte sud au volant, à vitesse lente, par Saint-Brévin-l’Océan puis Tharon-Plage et Le Cormier, à me fournir en crustacés dans les viviers de La Tara avant la pointe Saint-Gildas près de Pornic, dernier port breton, le pendant du Croisic, enserrant à eux deux l’embouchure du fleuve et ma mémoire de leur pince de homard. »

N. C.

Patrick Deville, Saint-Nazaire est un roman sans fiction, Le Seuil, 168 pages, 17 euros.

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Norbert Czarny
Norbert Czarny