"Sils Maria", d’Olivier Assayas, cinéaste d'une vie moderne
Pourquoi aller voir le film d’Assyays, si a priori on n’en attend rien ?
Parce qu’il active ce rêve – ou cette illusion – d’un cinéaste français moderne, doté d’une grande réflexion, dont la volonté de réaliser des films se nourrit de l’amour de la musique, d’une connaissance des enjeux cinématographiques (il a été critique aux Cahiers du Cinéma) et d’un goût pour surprendre le spectateur d’un projet à un autre.
En ce sens, il est très français, mais il veille aussi à explorer des pistes de fiction qui détonent dans notre cinéma : film de genre, film à costumes, attraction pour les acteurs américains (Nick Nolte dans Clean, Michael Madsen dans Boarding Gate ; ici, il s’agit de Kristen Stewart et de Chloë Grace Moretz) ou asiatiques (deux films avec Maggie Cheung). À chaque fois, on se demande comment il peut mettre son art au service de l’émotion, et pourquoi à chaque fois il semble contourner celle-ci.
.
Une critique unanime
Sils Maria ne fait pas exception : l’accueil critique français, à peu près unanime, est excellent. Beaucoup considèrent ce film comme le meilleur de son auteur, le plus ample ou le plus abouti, et l’interprétation est effectivement plus intrigante et réussie que dans d’autres de ses créations.
Le film permet de mieux marquer la singularité du travail d’Assayas et sa position dans une histoire du cinéma moderne qui paraît privilégier la froideur de pensée au détriment de la sensibilité.
Nous examinerons ainsi les caractéristiques d’une modernité cinématographique inventée dans les années soixante (tributaire d’Antonioni et de Bergman, notamment), et la façon dont Assayas s’en sert aujourd’hui pour inventer des personnages féminins.
Une succession de reflets et de miroirs
Le cinéaste cultive ici la confusion entre la fiction et le documentaire. Le récit devient un prétexte pour capturer des instants, des gestes, des expressions où se logerait la vérité d’un être, sa singularité.
Sils Maria existe en démultipliant ces niveaux : Juliette Binoche y interprète une actrice au moment de ses cinquante ans – comme elle. On propose au personnage de rejouer une pièce qu’elle avait interprétée jeune, mais elle doit à présent incarner le rôle de la femme plus âgée, et non plus celui de la jeune première. Kristen Stewart interprète une assistante qui voit dans les acteurs de films hollywoodiens des gens qui travaillent et s’efforcent d’exprimer des sentiments malgré la faiblesse de leurs personnages – un peu comme elle, lorsqu’elle a tourné dans les films de la franchise Twilight.
Le film recherche la captation d’un phénomène nuageux qu’un film des années vingt a su enregistrer. Il est construit sur ces trajectoires de dédoublements et de remplacements, entre deux personnages, mais aussi entre l’actrice véritable et le rôle qui lui a été confié. Le récit compte en fait beaucoup moins que ce que le spectateur imagine, reconstruit ou spécule. La distribution est fabriquée précisément pour multiplier les confusions entre vieillesse et jeunesse, artifices et vérités.
La scène n’importe pas par son intensité dramatique mais par ce qu’elle est censée livrer de jamais vu au spectateur. De Juliette Binoche, Assayas capte surtout sa façon de rire, de grimacer, de s’abandonner à la caméra, en perdant parfois la cohérence psychologique au profit d’une autre cohérence, celle du geste, celle d’un abandon constant à l’enregistrement. De Kristen Stewart, Assayas montre une façon de fumer, de regarder sans juger, une intelligence constante, une façon de ne jamais sortir d’un cadre et de tenir sans cesse la ligne de l’interprétation.
L’enjeu est de faire disparaître le personnage au profit de la personnalité. Le risque est que ce va-et-vient constant devienne gratuit. Assayas recherche alors un territoire de l’autre côté de la mondanité, de l’autre côté du people, au-delà du jeu de l’acteur ou de la conscience. Mais que nous importe de cerner chez Kristen Stewart un regard que les films dans lesquels elle a tourné n’ont pas enregistré ? Ce qui nous retient, c’est le moment où le cinéaste met en jeu son regard propre et ne fait pas comme s’il n’existait pas.
Dans la première partie, la place de la caméra montre une lente appropriation des corps et de l’espace. Dans la première séquence, les tremblements du train affectent très nettement le cadre, qui devient totalement instable. Mais cela permet au cinéaste de montrer la violence qui existe à choisir un corps d’acteur et à décider de s’approcher de lui, de capter ses maladresses ou ses réflexes. Assayas ne se donne pas encore la nécessité d’inventer des doubles ou des faux-semblants pour justifier sa place et le désir de regarder un corps.
Le chapitrage
À première vue, Assayas utilise une forme classique empruntée au littéraire pour structurer le récit : deux parties et un épilogue. Mais le terme même d’épilogue est étrange, tant il est rare au cinéma. Il s’agit en fait d’une façon de déséquilibrer les masses narratives, de chercher la symétrie puis de la perturber. Le cinéaste utilise les parties pour créer des sautes de rythme et de temps, des décalages perpétuels qui sont les enjeux du récit, plus véritables sans doute que les vicissitudes psychologiques.
Les parties ne dépendent pas de la mémoire de Melchior, ce mentor qui vient de mourir brutalement. Elles se déclinent selon les coupes de cheveux et les visages de Juliette Binoche. Son corps est différent à chaque fois et l’exposition de son corps au danger de la représentation varie également. D’abord, c’est le corps mondain face à la mondanité. Puis, c’est le corps caché, le corps intime, libéré du regard des autres et capricieux, angoissé et détendu tour à tour, face au danger du texte, de l’apprentissage et du souvenir de la jeunesse. Enfin, le danger final est celui de la représentation théâtrale effective, qui culmine avec un visage défait, aux abois.
La limite d’une telle division est que le rythme dépend finalement d’une réflexion théorique, et la seconde partie paraît beaucoup plus faible que les deux autres. Sans doute, parce qu’elle n’existe que grâce au texte qui est répété et lu, et que celui-ci est défaillant, rempli de stéréotypes psychologiques, et laisse présager une pièce balourde.
La parole et le silence
Même si le cinéaste cherche à s’éloigner des impératifs d’une répétition réaliste, les actrices ne peuvent défendre leur personnage qu’en s’appuyant sur un matériau qui au final les dessert. On peut même penser que le texte lui-même est volontairement explicatif, dramatisé, tragique à l’excès, qu’il constitue une parodie sérieuse de tout ce que le film refuse, pour mieux justement s’en éloigner.
Mais cet écart ne fonctionne pas. Assayas oppose certainement deux modernités : l’une fondée sur une expression du pathos et de la souffrance intérieure (de Bergman à Fassbinder), l’autre (la sienne) sur la retenue, la litote et le refus d’une justification – les personnages font certains choix et peu importent les raisons qu’ils se donnent et les larmes qui naissent.
À force de refuser l’existence d’un cœur dramatique, de jouer sur les écarts entre des mots lourds de sens et inutiles et des non-dits cruciaux et vite évacués, à force finalement de ne filmer que des écarts de corps, c’est la relation au langage qui est atteinte. Les personnages sont livrés aux mots, mais les mots ne leur posent pas tant de problèmes, ils arrivent très bien à faire bonne figure et à éviter de dire leurs sentiments. Mais, dès que ceux-ci affleurent, ils se réfugient dans la contemplation, ou le silence, ou le ressentiment, sans les mots.
Cet abandon de la parole ressemble à ce moment moins à une résignation, à une crise du langage qu’à une facilité de la fiction. C’est ce qui fait que la fin nous touche : le personnage joué par Juliette Binoche doit faire une demande (un silence plus long, un regard plus appuyé) et il doit entendre un refus, peut-être cruel, mais aussi légitime, qui n’est contenu que dans une phrase triviale, pas dans de l’art, pas dans une confession. Ce ne sont pas alors le jeu et le miroir flatteur de l’actrice angoissée qui brisent la demande, mais les aléas de la répétition théâtrale et du travail.
L’ellipse
C’est le geste stylistique le plus étonnant de ce film, tellement étonnant qu’il supplante le récit dans ma mémoire. À la fin de la deuxième partie, un personnage disparaît, de façon très brutale, sans que cette disparition soit véritablement préparée par le récit. Elle ne sera d’ailleurs pas expliquée, et dans l’épilogue, le spectateur voit un personnage nouveau qui occupe la même fonction que le personnage disparu : rien ne sera explicité.
C’est comme si le personnage disparu n’avait jamais existé et n’existera jamais plus. Cette brutalité fait immédiatement penser à L’Avventura de Michelangelo Antonioni. Mais Assayas ne rend pas seulement hommage à cette œuvre phare de la modernité. Il montre aussi un autre rapport au récit et à la fiction. Chez Antonioni, lorsque le personnage féminin principal disparaît, il faut encore inventer un récit de recherche qui permet de donner une justification à cette absence. Aujourd’hui, Assayas n’en éprouve plus le besoin. L’éviction du récit peut être immédiate, et surtout se séparer de tout sentiment. Elle n’a plus de conséquence sur la conscience ou sur l’état affectif des personnages.
La violence formelle est séparée d’une explicitation psychologique. Du coup, les manières d’émouvoir sont très indirectes, maîtrisées mais aussi gelées. C’est au spectateur de faire seul le travail mental qui permet de donner sens à l’ellipse, mais avec le sentiment que ce travail est inutile, que la fiction peut avancer de manière arbitraire.
Un paysage dépossédé de son lyrisme
Lorsque cette disparition se produit, des plans de nuage s’agglomèrent soudain, présentant ce fameux serpent de Maloja qui caractérise le panorama. Cette séquence paraît emblématique de la position d’Assayas, et plus parlante que son usage des actrices ou que son rapport au temps. Ce sont ces nuages que nous retrouvons dans le titre anglais du film : Clouds of Sils Maria.
Le cinéaste a confié dans un entretien au Monde que cette séquence lui a été inspirée par un livre de Dominique Païni, L’Attrait des nuages. Païni y avance cette thèse, qu’il rattache délibérément à une pratique moderne du cinéma : les nuages sont « des motifs dénués de certitude ». Ce sont des « ralentisseurs narratifs qui font oublier, de surcroît, dans cet art du temps qu’est le cinéma, l’écoulement des photogrammes et leur irréfragable, mais constitutive disparition. Ces motifs autorisent et stimulent une pensivité qui s’affronte aux anecdotes et aux événements qui doivent scander l’efficacité hypnotique d’un récit ».
Le plan de nuage est un moment où penser, où le spectateur s’affranchit du personnage, et va jusqu’à oublier sa disparition. Le nuage n’est pas rattaché au plaisir du rêve ou de l’imagination. Ce n’est pas une épiphanie. C’est un moment abstrait, où même le lieu disparaît. Nous pensons, mais nous ne savons pas très bien à quoi. Si Sils Maria existe par ses nuages, c’est que les écrivains qui y sont passés ont disparu et que de leur trace il ne reste rien.
Ni Hesse, ni Proust, ni Nietzsche : ils n’existent que dans la culture du spectateur. D’ailleurs, toute trace s’efface : les écrits brûlent, les billets se donnent mais ne servent à rien, les maisons se vendent mais la pensée ne s’accompagne d’aucune mélancolie, d’aucune déploration. Le nuage est un phénomène au présent, dont l’existence est foncièrement passage, concrétion éphémère et impossible à maîtriser. Ce n’est pas la résurgence d’un romantisme du sublime et de la contemplation. C’est au contraire sa liquidation.
Ni Dieu, ni transcendance : le nuage est une manifestation de l’aléatoire, d’une beauté qui se rattache à peine au monde des vivants ou au monde où nous vivons. Il ne reste d’elle qu’un spectacle, celui de la modernité. Mais la présence d’une existence s’est envolée. Le film fait sans cesse ce rapport : poser la modernité d’un mode de représentation pour capter une existence. Mais cette existence devient le plus souvent un moyen pour exhiber l’art, pour exhiber le cinéma et ses codes – codes sociaux, codes esthétiques –, pas pour le faire disparaître.
Jean-Marie Samocki