Six personnages en quête d’auteur,
de Luigi Pirandello, au Vieux-Colombier :
rompre les digues de la vérité

À quoi sert le théâtre aujourd’hui ? interroge cette pièce de Pirandello mise en scène par Marina Hands. Une question brûlante alors que le festival d’Avignon vient d’ouvrir, étranglé par l’inquiétude du monde de la culture face aux scores du Rassemblement national. Avec Guillaume Gallienne dans le rôle du metteur en scène.
Par Philippe Leclercq, critique

À quoi sert le théâtre aujourd’hui ? interroge cette pièce de Pirandello mise en scène par Marina Hands. Une question brûlante alors que le festival d’Avignon vient d’ouvrir, étranglé par l’inquiétude du monde de la culture face aux scores du Rassemblement national. Avec Guillaume Gallienne dans le rôle du metteur en scène.

Par Philippe Leclercq, critique

À quoi sert le théâtre aujourd’hui ? Que nous donne-t-il réellement à voir ? Où s’arrête l’illusion, où commence le vrai, le réel, l’authentique ? Un personnage de fiction n’est-il pas moins tangible que l’acteur chargé de l’incarner ? Et quelle part de lui-même glisse-t-il dans son rôle ? Ces questions, Six personnages en quête d’auteur, la pièce emblématique de Luigi Pirandello, créée en 1921, les pose jusqu’à l’étourdissement, en se jouant des limites de la représentation, du vrai et du faux, de la mise en abyme et du théâtre dans le théâtre comme autant d’échos tragicomiques à notre condition, nos rêves et illusions, la comédie sociale, les mensonges, le jeu des masques…

Vivre sur scène pour exister

Loin toutefois de ces interrogations esthétiques qui traversent l’œuvre de l’auteur sicilien, tout débute dans cette mise en scène de manière simple, réaliste même. Dans un espace élargi à la salle du Vieux-Colombier, quasiment sans décor et plongée dans un calme à rebours des attentes, des comédiens arrivent, un à un, pour une séance de travail. Ils s’appellent Coraly (Zahonero), Claire (de La Rüe du Can), Nico (Chupin). Leur metteur en scène, Guillaume (Gallienne), homme las et un brin cynique, confesse n’être pas habitué à répéter devant des spectateurs. Il prévient : l’exercice peut être ingrat, fastidieux, et sollicite quelque indulgence. De fait, ça se cherche, ça bute, ça hésite quand, soudain, venues du public, des voix s’élèvent, furieuses, suppliantes. Ce sont celles de « personnages » qui cherchent à exister depuis que l’auteur, qui les a créés, a renoncé à son projet de pièce. Il y a là le Père (Thierry Hancisse), la Mère (Clotilde de Bayser), le Fils (Adrien Simion), la Belle-Fille (Adeline d’Hermy), et deux enfants mutiques. Guillaume tente alors avec sa troupe de mettre en scène leur terrifiante histoire. Mais très vite, les « personnages », insatisfaits de ses propositions de jeu, demandent à interpréter eux-mêmes leurs propres scènes, rompant ainsi les digues du vrai et du jeu.

Théâtre intense

Pour répondre à la question de savoir à quoi sert le théâtre, le metteur en scène Patrice Chéreau (1944-2013) disait monter des spectacles. Il n’est, par conséquent, guère étonnant de voir Marina Hands, l’une de ses anciennes actrices (Phèdre, 2003) et sociétaire de la Comédie-Française, s’emparer aujourd’hui d’un texte qui traite précisément de la signification du théâtre. Et autant dire que cette enfant de la balle, qui connaît bien le sujet, le travaille avec une fougue, une générosité, une attention apportée au corps au moins aussi intense que celle qui présidait au théâtre puissamment physique de Chéreau.

La force qui se dégage de sa mise en scène est ici accentuée par un dispositif bi-frontal – une sorte de podium placé au milieu des spectateurs – et les fréquents va-et-vient des comédiens dans les allées du théâtre. Leur proximité physique avec le public est telle qu’elle accroît leur présence. Récit et personnages de papier se retrouvent alors dotés d’une densité émotionnelle et charnelle qui semble les faire exister pour de bon. On les sent tous d’autant plus proches et vivants que la nouvelle (excellente) traduction de Fabrice Melquiot débarrasse le texte de Pirandello de ses longueurs, et lui redonne une vigueur, une forme de modernité dérangeante qu’elle avait au début des années 1920. Laquelle résonne étonnamment avec notre époque MeToo, où la parole ici peu à peu lâchée devient le théâtre de l’enfance violée et de la vérité longtemps confisquée. 

« Plus vivant que la vie »

Pour en restaurer l’offense, Marina Hands a fait le choix de l’excès et de l’outrance, de la douleur du corps et de l’âme portée à incandescence par des acteurs tutoyant les limites de la performance. Il y a là beaucoup de cris, de larmes, de sueur, de luttes au corps à corps. Adeline d’Hermy, en fillette écorchée vive, Thierry Hancisse, en ogre dévoré de remords, Adrien Simion, en enfant traumatisé, tous nous bouleversent. L’accouchement de leur secret est pénible, les mots, qui ne sortent que par bribes, douloureux. Chacun a pourtant droit à sa vérité, y compris la plus crue. Une jeune fille prostituée, un beau-père incestueux, une mère silencieusement complice, un enfant suicidé… À mesure que les personnages se vident de leur parole, de leur souffrance et de leur énergie, Guillaume, le metteur en scène, reprend vie et goût à ce qu’il fait. Leur détresse nourrit son talent, leurs maux bientôt transformés en art.

« Pourquoi choisit-on le théâtre comme endroit de vie plus vivant que la vie même ? », demande Marina Hands dans le programme de salle. La scène est un miroir qui nous réfléchit. Les acteurs, les personnages et leurs histoires, qui vivent et s’agitent devant nous, nous concernent et nous racontent ; ils nous regardent, comme nous les regardons, et comme nous regardent ici les autres spectateurs assis en face. L’effet est vertigineux. On en ressort ravis, étourdis, et sans doute, il est vrai, un peu « plus vivants ».

P. L.

Jusqu’au 7 juillet 2024, à la Comédie-Française (Vieux-Colombier), à Paris. Avec Thierry Hancisse (le Père), Coraly Zahonero (l’Assistante), Clotilde de Bayser (la Mère), Guillaume Gallienne (le Metteur en scène), Adeline d’Hermy (la Belle-Fille), Claire de La Rüe du Can (l’Actrice), Nicolas Chupin (l’Acteur), Adrien Simion (le Fils), Siméon Ruf (l’Adolescent), Margot Desforges (la Petite Fille), en alternance avec Manon Dujardin et Cléophée Petiot.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq