« Sonnenschein », de Daša Drndić : dans la spirale de l'Histoire

Sonnenschein-Dasa-DrndicHaya Tedeschi est une vieille femme. Elle attend.

À ses pieds, une immense corbeille rouge remplie de photos, de coupures de presse, de documents divers. Son attente, au début du roman, est « notre attente ».

Et, au fil des cinq cents pages de Sonnenschein, « roman documentaire » qu’on lit sans s’arrêter, notre impatience grandit.

Qu’est devenu Antonio Tedeschi, ce fils qu’elle a eu de Kurt Franz en 1944 ?

 

Maelström, quête et roman documentaire

Sonnenschein est le surnom d’un fils d’Illy, inventeur, à Trieste, du percolateur et donc fabricant de café. La cité italienne est l’un des lieux principaux dans lesquels se déroule l’intrigue. L’autre lieu est Gorizia ou Görz, selon que l’on adopte le nom italien ou autrichien, mais un autre nom, en slovène, permet de désigner la ville natale de Haya.
C’est sur le cadre historique et géographique, avec l’histoire familiale des Tedeschi, que débute cette histoire dans laquelle on plonge ou se trouve entraîné, comme en un maelström. Le mouvement de la spirale est, en effet, le plus à même de l’évoquer. Un arbre généalogique élagué, ayant perdu beaucoup de ses branches, aide à situer les protagonistes, mais on sent bien vite que Haya est au cœur de tout et que sa quête constituera l’essentiel.
Quelques photos en noir et blanc illustrent le récit : des objets, des humains, un chien même. Pas n’importe lequel, nous y reviendrons. Sonnenschein est un roman, au sens où l’auteur a construit sa fiction, imaginé des situations et des propos, mais c’est aussi et surtout un texte documentaire puisque tous ses protagonistes ont réellement vécu, et que l’usage des photos, des minutes de procès, du reportage attestent la réalité.
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.Un impossible procès

Le mouvement du récit, par cercles, rappelle l’œuvre de W. G. Sebald et, par exemple, Austerlitz. On s’enfonce dans une histoire de plus en plus atroce, inhumaine. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Haya a aimé Kurt Franz, un SS surnommé Lalka (la « poupée », en polonais) pour sa beauté délicate. Il se présente à elle, dans la boutique de photo qu’elle tient, achète des pellicules pour constituer cet album, celui de ses « plus belles années ». Elle devient son amante, est enceinte. Il quitte Trieste. Un jour, alors qu’elle le conduit à la crèche, l’enfant qu’elle a eu de lui disparaît, enlevé de son landau. Et soixante-deux ans s’écouleront.
En 1976 commence le procès des criminels de guerre de San Sabba. Dans cette rizerie de Trieste, on a assassiné des Juifs, des Tsiganes, des résistants ou présumés tels. Un four crématoire avait été construit par Erwin Lambert, ingénieur ayant déjà fait ses preuves en Allemagne, lors du plan T4 visant à l’élimination des malades mentaux et handicapés, et en Pologne.
L’attente de Haya touche à sa fin. Kurt Franz participait à l’entreprise. Il était de ces nazis dont la carrière avait débuté dans les sanatoriums de Hadamar ou Sonnenstein, s’était poursuivie à Bełżec, Sobibor ou Treblinka pour s’achever à Trieste, dans la lutte contre les partisans slovènes et italiens. Or, pas plus que les autres criminels, il ne se trouve dans le box des accusés. Le procès se déroule dans le vide, ou l’absence. Mais Haya continue de chercher.
 

Des vies qui se rencontrent en un anéantissement mutuel

Le roman décrit sa quête. Jamais de façon linéaire. C’est comme si le lecteur puisait dans la corbeille rouge et en sortait une photo, un document, un souvenir. On croise les silhouettes de Umberto Saba, juif caché dans sa ville natale, et poète dont les vers surgissent sur la page, comme autant d’épiphanies.
On rencontre Claudio Magris évoquant Carlo Michelstaedter, philosophe triestin, figure centrale d’une certaine pensée de la Mitteleuropa. Et l’ombre de Danilo Kiš emplit ces pages. Une présence intense et émouvante, à travers des extraits de Jardin, cendre, roman qui met en scène Eduard Sam, père du narrateur (et de l’auteur), figure de Juif errant fantasque et rêveur qui imagina un index des chemins de fer, sorte de bible du voyageur.
Entre Eduard Sam et Haya, il existe plus d’un lien, comme entre tous les êtres cités ou évoqués dans ce roman puzzle : « Éternel entrecroisement de vies qui n’ont aucun point de contact entre elles et se rencontrent en un anéantissement mutuel, à des distances inconcevables, dans la simultanéité. »
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Des vies qui sont des notes en bas de page de l’Histoire

Toutes ces vies, qui sont autant de notes en bas de page de l’Histoire, on en découvre le lien à travers celle de Kurt Franz. Le beau SS est l’un des pires assassins de Treblinka et Barry, son chien favori aux faux airs de saint-bernard qu’on voit en page 167, l’arme de crimes atroces. « L’Histoire, cette éternelle répétition, et ce beau nom de l’horreur », selon le mot de Borges cité en épigraphe du roman, fait son œuvre. Sonnenschein est un immense cimetière dont les stèles ou pierres tombales se font signe. Entre les morts de Gorizia, lors des nombreuses batailles de 1915-1916 (plus de deux millions cinq cent mille victimes !) et les juifs exterminés à Treblinka, les liens sont innombrables. Sans doute parce que, selon la formule de l’auteur, « tout nom cache une histoire ».
Au milieu du livre, la liste complète des neuf mille juifs déportés d’Italie est posée comme un monument. Elle rappelle ce que disait Kiš du roman : un nom, deux dates, et voilà une histoire. Ici, ce sont autant d’histoires possibles, imaginables, qu’on aimerait écrire pour sauver de l’oubli des êtres qui, un jour, ont aimé, vécu, à Trieste et ailleurs, en un temps qu’on préférerait oublier quant à lui.

Norbert Czarny

 
• Daša Drndić, « Sonnenschein », traduit du croate par Gojko Lukić, « Du Monde entier», Gallimard, 2013.
 

Norbert Czarny
Norbert Czarny

4 commentaires

  1. Merci à tous pour ces beaux commentaires sur ce livre. C’est la revue « Le Matricule des Anges » qui me l’a fait connaître.
    Ce « roman documentaire » me passionne au plus haut point, je suis en train de le terminer.
    Ma lecture fut longue, je l’ai siroté comme un bon café Illy de Trieste, mais trêve de plaisanterie… Ce fut parfois pour moi une véritable épreuve que de lire ces pages relatant une telle inhumanité, un tel déchaînement de violence dont on ressent encore trop souvent les relents nauséabonds, surtout aujourd’hui, un peu partout en Europe…
    Le va-et-vient continuel entre la grande Histoire et celle de ces êtres de chair empêtrés dans leurs contradictions et leurs aveuglements m’a particulièrement ému et tant rapproché d’eux! Que sommes-nous aujourd’hui face à tante d’échos de ces années sombres, face aux bégaiements de l’Histoire…
    Il y a aussi une dimension personnelle concernant ma passion pour ce livre: mon épouse est originaire du Frioul et je suis tombé amoureux de cette région de frontières nombreuses, au passé si riche!
    Une région dans laquelle les questions d’histoire sont récurrentes et passionnées, une région qui annonce les Balkans.
    Trieste, notamment, est une ville passionnante qui a vu passer un si grand nombre d’intellectuels et d’artistes, une ville de contradictions et de paradoxes aussi…
    Pour l’anecdote, nous avons visité en famille ce qui est devenu le musée de la rizerie San Saba en été 2012 et ce fut très difficile de trouver le lieu car il n’y a pratiquement aucune indication pour guider les visiteurs… et aujourd’hui, beaucoup de Frioulans ignorent ce passé si douloureux!
    Bref, une magnifique lecture qui en appelle des tas d’autres!

  2. Merci pour votre belle recension de ce livre. Je suis tombé sur Sonnenschein « par hasard » dans les présentoir de la bibliothèque municipale. Quand j’ai voulu commencer à le lire, j’ai pensé ne pas y arriver et aller le rendre, quelque chose de trop dissociant m’empêchait de lire les mots, les phrases. Et puis, une amie qui l’a pas lu (et ne le lira pas) m’a dit essaye quand même ! Alors j’ai essayé. J’ai commencé par le milieu, par les 9000 noms. Et là j’ai été pris, happé, par la lecture, et en quelques jours je suis arrivé à la fin,non sans devoir de temps en temps reprendre mes esprits un peu éparpillés. Puis j’ai commencé au début. Que la littérature est belle quand elle est sans concession et fait œuvre d’histoire et de mémoire pour les individus balayés par l’Histoire.

  3. J’en ai appris l’existence hier, dans le quotidien belge La Libre, qui en parlait avec beaucoup d’émotion.., et aussitôt je suis allé acheter ce « roman documentaire ».
    Je n’ai pas eu encore le temps de calmer ma curiosité pour me mettre à lire an paix, comme une fiction: je fouille à gauche, à droite, au milieu, m’arrête à une citation ou une note, ou encore à une photo ou copie de document…puis m’attarde sur un passage sans encore saisir le rapport entre les noms (personnages réels, ou fictifs…).
    Je connais les lieux: de 1951 à 1953 nous y avons été des réfugiés, sous la bonne garde de représentants alliés, puisque Trieste était « territorio libero »… Mais en face de la Riziera, il y avait aussi un camp de baraquements, entouré de doubles rangs de barbelés: aucune baraque ne subsiste. On efface tout. « Heureusement » que reste le bâtiment de la risière…

    • Votre commentaire m’a rappelé un très beau livre de Marisa Madieri (qui a été l’épouse de l’écrivain Claudio Magris) et dont le titre français est « Vert d’eau ». De mémoire, il a été publié à « L’esprit des Péninsules »

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